Magazine Le Mensuel

Nº 2859 du vendredi 24 août 2012

En Couverture

Dans la République du Mokdadistan. La loi du talion… et de la jungle

Les quartiers de Dahié sont en effervescence depuis l’enlèvement, la semaine dernière, de ressortissants syriens et turcs, en représailles au rapt à Damas, le 13 août, de Hassan Mokdad, membre du puissant clan des Mokdad. Magazine s’est aventurée dans la République du Mokdadistan, aux confins de la banlieue sud de Beyrouth, là où règne la loi de la jungle et du talion.

A l’entrée du quartier à Roueiss, des gamins, le visage figé, bloquent la rue du quartier Mokdad. «La rue est fermée», tonnent-ils au visage des conducteurs qui, la mine contrite, suivent les directives de la petite bande. Un peu plus loin, des adolescents facilitent le passage des véhicules de journalistes. Par dizaines, des hommes jeunes et moins jeunes parcourent la ruelle, noire de monde. «C’est le siège de la ligue, c’est ici que vous trouverez la branche armée des Mokdad», assène Hassan, le cousin de l’otage Hassan Salem Mokdad sur un ton ironique.
Mercredi et jeudi passés, le clan des Mokdad, puissante tribu chiite, s’est distingué par ses faits d’armes en enlevant une quarantaine de personnes, pour la plupart des ressortissants syriens. Ces kidnappings sont une mesure de rétorsion en réaction à l’enlèvement de Hassan, en Syrie, par des rebelles syriens. Ce dernier était, selon les dires de ses proches, un employé de la Jammal Trust bank ayant eu des déboires financiers, avant de trouver refuge en Syrie.
«Nous allons enlever tous les ressortissants des pays soutenant l’Armée syrienne libre (ASL) et donc alliés aux kidnappeurs de notre cousin», clame Ahmad, un membre du clan sur un ton revanchard. «Cette menace vise aussi bien les Saoudiens que les Qataris. Nous ferons notre propre loi si l’on ne nous rend pas justice», ajoute-t-il. Mais un jeune homme vêtu d’un T-shirt vert s’interpose: «Ces jeunes disent n’importe quoi, ils ne représentent aucunement l’opinion ou les actions de la famille», précise-t-il.

L’affaire se complique
Ces divergences sont apparues au grand jour lors du point de presse organisé par la famille pour annoncer l’arrêt des «opérations militaires». Une altercation avait éclaté en présence du député Ali Mokdad, membre du bloc parlementaire du Hezbollah. Selon des témoins, le député a émis des réserves concernant l’expression «opérations militaires», prononcée par Maher Mokdad, président de la ligue et porte-parole de la famille, tout en relevant que «tous ceux présents ici sont des civils». Le ton est monté et la dispute «familiale» s’est terminée par le retrait de Ali Mokdad en signe de protestation.  
La vague d’enlèvements a retenu l’attention des médias du monde entier en raison non seulement du nombre d’otages, mais de la nationalité de certaines victimes, dont deux ressortissants turcs. Maher Mokdad admet l’enlèvement de l’un d’eux, tout en s’indignant de la réaction du ministre des Affaires étrangères, Adnan Mansour qui, lors d’une rencontre entre les deux hommes semblait plus intéressé par le sort du citoyen turc enlevé par les Mokdad que par celui de Hassan, ainsi que des 11 pèlerins libanais pris en otage en Syrie le 22 mai. Les 11 hommes ont été enlevés dans la province syrienne d’Alep sur le chemin du retour d’un pèlerinage en Irak, organisé par l’association de la Campagne Badr. Des rapports contradictoires ont circulé sur leur sort après que les forces gouvernementales syriennes eurent bombardé la zone d’Azaz, où ils étaient détenus. «J’ai prévenu le ministre Mansour que si un mal quelconque arrivait à Hassan, le ressortissant turc entre nos mains serait le premier otage à être exécuté», menace le président de la  ligue.
L’homme d’affaires turc, Aydin Toufan, aurait été enlevé quelques heures après son arrivée à Beyrouth. Interrogé sur l’effort de coordination surprenant et la minutieuse collecte d’informations que ces kidnappings avaient nécessités, plus dignes d’un service de renseignement que d’une famille, Maher Mokdad se contente de dire que tous les Mokdad avait répondu à l’appel du clan, et que nombreux d’entre eux occupaient «des postes très importants partout au Liban».
Les Mokdad ont ajouté qu’aucun otage ne pourrait être libéré tant que Hassan ne serait pas rentré au Liban. On tempère toutefois ces propos dans le quartier de Roueiss où on dénonce également «l’agression contre la chaîne satellitaire al-Yassariya, qui appartient au Parti communiste libanais, une formation respectée de tous, ainsi que l’enlèvement d’un ressortissant syrien à Chtaura et d’un autre citoyen turc (Abdel Basset Orsolan) qui ne sont pas l’œuvre du clan».
 
Les onze pèlerins
Un membre de la famille proche de la «branche armée» des Mokdad  précise que depuis les kidnappings, de nombreux enlèvements, y compris de Libanais, ayant coïncidé avec l’opération de ratissage lancée par les Mokdad, ont en fait été exécutés par un autre groupe. Une mouvance obscure, les Brigades Mokhtar el-Thakafi, annonçait avoir libéré cinq Syriens enlevés et être disposée à relâcher cinq autres si les ravisseurs des pèlerins libanais en Syrie leur envoyaient une vidéo montrant ces derniers. La source proche de la branche armée des Mokdad soupçonne les membres des familles des 11 pèlerins d’avoir profité du chaos provoqué par la famille pour suivre son exemple! «Nous avons des informations fiables à 80% que les autres rapts, notamment celui du second ressortissant turc, sont l’œuvre de la Campagne Badr (l’organisation caritative responsable du voyage en Syrie des 11 pèlerins)», murmure-t-on à Roueiss.
De l’autre côté de Dahié, à Madinet el-Abbas, dans le quartier de Hay el-Sellom, les familles des 11 pèlerins se réunissent quotidiennement dans le petit bureau de l’association de la Grande Campagne Badr, située au rez-de-chaussée d’un immeuble branlant, au bout d’une ruelle en terre battue. Hajjé Siham Brahim, l’épouse de l’un des otages, tient le haut du pavé dans ce salon improvisé. «C’est l’Etat libanais qui est responsable du retard dans la libération des otages ainsi que la Turquie et le Qatar», accuse-t-elle. «A quoi faut-il s’attendre avec un Etat faible? Nous n’approuvons ni ne condamnons les kidnappings des ressortissants syriens, nous ne sommes tout simplement pas concernés», assène-t-elle. Dans le bureau, un homme d’une trentaine d’années, qui se fait appeler Hussein, souligne tout bas que «cette méthode semble marcher». Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) aurait en effet désigné un délégué pour rencontrer les pèlerins détenus. «La Turquie, elle, se précipite maintenant pour venir en aide aux familles des otages que ce soit les nôtres ou celui des Mokdad», ajoute-t-il.
Dans les milieux de la Campagne Badr, on dénonce le comportement des membres de partis locaux et des officiels libanais qui n’ont déployé aucun effort pour s’enquérir de l’état des familles, ou pour les rassurer sur le sort de leurs proches. «Même si cette série de rapts entraîne des conséquences désastreuses pour le reste du pays, que ce soit au niveau interne en raison de la montée des sentiments confessionnels ou d’éventuelles sanctions à l’encontre des Libanais résidant dans les pays du Golfe, nous n’en avons cure», ajoute Hussein sur un ton désinvolte.
Les familles admettent toutefois la part de responsabilité que porte le régime syrien dans le bombardement ayant visé le site où les pèlerins seraient détenus. «Nous sommes contre le bombardement des innocents en Syrie, mais l’ASL est derrière l’enlèvement des membres de notre famille et cette dernière est manipulée par la Turquie», signale-t-il.
Dans le petit bureau, on ironise sur la «présumée» incapacité des Turcs et de l’Etat libanais à retrouver les otages maintes fois montrés à la télévision et interviewés par des journalistes libanais. La hajjé rend la Turquie responsable du retard dans leur libération. «Nous avons reçu des informations sur leur présence en Turquie, pourquoi ne font-ils pas tout leur possible pour nous les rendre?» s’étonne-t-elle.
A part l’angoisse liée à l’ignorance quant au sort de leurs proches, l’enlèvement des 11 pèlerins a également un impact social direct sur leurs familles. «Nos hommes pourvoyaient à nos besoins. Qui va nous faire vivre en leur absence? Certainement pas l’Etat», se plaint Randa Arzouni, épouse de l’un des otages. Les plus touchés par la disparition de leurs proches seraient les enfants. «Mes fils ne pouvaient plus se concentrer sur leurs études, l’un d’eux a raté son année, et il n’a même pas pu être dispensé des examens officiels», se plaint-elle.
Cette situation confuse n’en finit pas de provoquer des remous. Maher Mokdad a averti en début de semaine, que l’aile militaire de la famille pourrait reprendre les enlèvements de Syriens après la fête du fitr, dans le cas où Hassan el-Moqdad n’était pas libéré par les rebelles syriens. Affaire à suivre.

Mona Alami

 

Démenti de l’ASL
Louaï Mokdad, un des porte-parole de l’Armée syrienne libre (ASL) a affirmé par le biais de la Future TV que l’opposition avait effectué toutes les enquêtes nécessaires auprès de ses branches à travers la Syrie et qu’aucun de ses membres n’a enlevé ou ne détient Hassan Mokdad. Selon lui, «il s’agirait d’une histoire fabriquée de toutes pièces par le régime syrien pour faire éclater la discorde au Liban».

Les Casques bleus turcs
Selon des informations sûres, les mesures de sécurité auraient été sensiblement renforcées autour du QG du contingent turc de la Finul situé dans la localité de Chaaïtiyé, au Liban-Sud. Des blindés effectuent de nombreuses rondes de surveillance. Les consignes d’alerte avaient augmenté depuis les menaces proférées par cheikh Abbas Zgheib, chargé par le Conseil supérieur chiite d’assurer le suivi dans l’affaire des onze pèlerins, notamment après des rumeurs faisant état du décès de quatre d’entre eux retenus dans la ville d’Azaz au Nord d’Alep». Mais à la suite d’entretiens avec le ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, le ministre français des Affaires étrangères, Laurent Fabius, a informé le président Michel Sleiman et le chef du Parlement Nabih Berry, au cours d’une conversation téléphonique, que les pèlerins étaient toujours vivants et se portaient bien.

La toile s’en délecte
Cette semaine les bloggeurs se sont attardés sur la toile en critiquant avec humour le phénomène Mokdad. Ainsi @KarlMarks reprend un lien vers le blog figurant une conversation fictive ayant lieu au sein de la famille Mokdad. «Maman, où est mon T-shirt noir?». «Il est au lavage porte le blanc». «Je ne peux pas porter le blanc! Nous avons un enlèvement aujourd’hui! Je vais paraître stupide dans le blanc. Combien de fois t’ai-je dit de ne pas le laver sans me demander!». «Ok, la prochaine fois que vous kidnappez quelqu’un, prévenez-moi à l’avance!».
Pour @KarlChe, il faudrait rebaptiser le Liban Mokdadistan. Un compte @Moqdaddy aurait été ouvert cette semaine, il comporte déjà 662 abonnés! Un de ses commentaires est  plein d’humour. S’exprimant au nom des Mokdad, il explique que «c’est une bonne chose que d’être des ravisseurs armés et non pas des homosexuels. Sinon, le gouvernement libanais nous aurait arrêtés», en allusion à la vague de répression qui frappe la communauté homosexuelle.

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