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Nº 2980 du vendredi 19 décembre 2014

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Pistoletto à Beyrouth. Quand le miroir croise l’univers

Le Beirut Exhibition Center accueille, jusqu’au 11 janvier, une sélection d’œuvres représentant une soixantaine d’années de travail de Michelangelo Pistoletto, artiste italien à la renommée internationale et à l’œuvre profondément conceptuelle.
 

On déambule au cœur de l’exposition de Michelangelo Pistoletto comme on marcherait sur une eau glacée. On sait qu’elle est solide, on sait qu’elle le restera tant que les conditions s’y prêtent et, pourtant, on est conscient aussi qu’à tout moment elle risque de se briser, d’éclater en mille morceaux, en mille fragments. L’éclatement de l’infini, l’éclatement de soi.
Le miroir, le motif du miroir tend l’exposition de bout en bout, cet objet qui ne cesse de fasciner, de hanter l’homme, et sur lequel tant et tant d’artistes se sont penchés. Et les miroirs emblématiques de Pistoletto ont, depuis des années, illuminé les biennales et expositions importantes, foires d’art et ventes aux enchères. Au-delà du pouvoir de séduction qu’ils exercent, ils font partie d’une œuvre réfléchie sur le lien entre l’homme et l’univers.
«L’homme, dit Pistoletto dans ses écrits, (www.pistoletto.it) a toujours tenté son dédoublement pour chercher à se connaître. Le dédoublement s’est utilisé dans le temps dans une manière toujours plus systématique et plus convaincue. Le cerveau a construit la représentation sur la base de son propre reflet. Le personnage humain a commencé à fixer sur le reflet un point stratégique pour la mensuration de l’univers. Ne se contentant plus de la première hallucination de soi-même, il s’est convaincu de pouvoir dédoubler l’univers entier pour le connaître».

 

Et le spectateur devient acteur
Artiste phare de l’Arte Povera, Michelangelo Pistoletto développe une pratique ayant un penchant vers le fondamental et non l’esthétique, mettant l’art en relation active avec la diversité des sphères sociales, notamment la religion. Une œuvre abstraite, un artiste contemporain, pourrait-on simplement lancer, contenant dans ces quelques mots une moue dédaigneuse d’incompréhension, les épaules haussées, le regard interrogateur. Entre la Vénus de Milo, la Reproduction interdite de Magritte, Le mythe de Narcisse, le spirituel et le matériel.
Il est évident, plus qu’évident, pour un visiteur lambda, simple amateur d’art, que Pistoletto se joue notamment du motif du miroir pour induire le spectateur à assumer une autre fonction que celle de simple spectateur. Il devient immanquablement acteur. Un acteur qui s’implique autant que lui-même le veut, qu’il est prêt à le faire. Les «créateurs, stipule Umberto Eco dans La porte ouverte, proposent une œuvre à achever, ou plutôt un type d’œuvre qui, bien que matériellement constituée, reste ouverte à une continuelle germination interne dont il appartient à chacun de découvrir et de choisir au cours de la même perception».
Les œuvres de Pistoletto ont beau être imposantes, elles n’imposent que ce qu’elles veulent imposer. Le reste, elles le suggèrent, elles tendent des reflets, des éventualités de représentation, des fils et des ficelles à retenir, à laisser glisser, auxquels s’accrocher. Bien au-delà de l’instant présent, de l’instant où on se retrouve face à l’une d’elles. Où on se retrouve réfléchi par l’une d’elles, dans l’une d’elles, dans l’univers qu’elles contiennent, de par notre propre reflet. Lui-même éclaté parfois, distordu, embrumé de couleurs, de cassures, aux motifs blessants, ou côtoyant une chaise vide, une femme dans l’attente, des manifestants, des formes, des couleurs… Mais aussitôt qu’on s’éloigne de l’œuvre, cette dernière retrouve son état originel; celui d’être une œuvre d’art. Elle cesse de réfléchir notre propre image pour ne plus renvoyer qu’à ce qu’elle représente, un dédoublement à l’infini du monde entier dans lequel, l’espace de quelques secondes ou de quelques minutes, chaque visiteur s’est retrouvé. Une réflexion, dans le double sens du terme, sur l’espace comme représentation du temps, sur le monde habité par l’être humain.
Reprenant encore une fois Umberto Eco: «L’œuvre d’art est une forme, c’est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion: en quelque sorte un infini contenu dans le fini. Sa totalité résulte de sa conclusion et doit donc être considérée non comme la fermeture d’une réalité statique et immobile, mais comme l’ouverture d’un infini qui s’est rassemblé dans une forme». L’infini contenu précisément dans ce «rétrocube d’infini» qui trône dans l’espace du Beirut Exhibition Center, un cube, comme un caveau, comme un puits, suspendu, à hauteur d’homme, offert au regard. Un cube comme contenant le monde et l’être humain, constitué de miroirs ficelés donnant à voir leur face mate et ne laissant entrevoir que de très petites surfaces de la partie réfléchissante. Comme si, se rappelant Cioran, ce cube pouvait contenir «une pensée, une seule et unique pensée – mais qui mettrait l’univers en pièces». Et les explorations se poursuivent.

Nayla Rached

L’exposition Pistoletto à Beyrouth se poursuit jusqu’au 11 janvier au Beirut Exhibition Center, au Biel, de 11h à 20h.

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