Magazine Le Mensuel

Nº 2988 du vendredi 13 février 2015

En Couverture

Parole aux confiants et aux sceptiques

Le séisme qui a frappé le Liban ce 14 février 2005 n’a pas cessé de provoquer des ondes de choc. Dix ans après l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, Magazine interroge des acteurs de ce drame.  

Marwan Hamadé, député du Chouf
«Le 1er round du conflit sunnite-chiite»

Comment évaluez-vous la situation dix ans après l’assassinat de Rafic Hariri?
Je crois que nous sommes, sur le plan libanais et régional, en train de subir les retombées d’un crime qui visait déjà, à l’époque, à éliminer un personnage central du camp modéré arabe et sunnite. A cet effet, je considère que cet assassinat est l’un des premiers épisodes de la guerre confessionnelle qui ravage le Moyen-Orient à l’instigation, au départ, des Gardiens de la Révolution iranienne et des services de renseignements syriens. C’est presque le premier round du conflit sunnite-chiite. Depuis, pays après pays, les déchirements continuent. Le Liban, malgré tous les efforts prodigués pour le maintenir à l’abri de ces retombées, continue sa descente aux enfers. Il y aura toujours un avant et un après le 14 février 2005.

Espérez-vous voir un jour les assassins derrière les barreaux?
Je ne sais pas si je les verrai un jour derrière les barreaux, mais ils sont virtuellement au banc des accusés devant un tribunal international. Et ceux-là, Moustafa Badreddine en tête, ne sont que les instruments d’exécution d’un complot imaginé à Téhéran et exécuté à Beyrouth. Le développement du procès ne vise ni à exercer une vengeance ni même probablement à mettre sous les verrous les criminels et les instigateurs. Il a pour objet d’établir la vérité et de servir d’exemple visant à mettre l’assassinat politique au ban de nos pratiques.

Ne craignez-vous pas une fitna sunnite-chiite si le Hezbollah était impliqué?
Le Hezbollah est impliqué, il n’y a aucun doute là-dessus. Le jour où le Tribunal va accuser ne serait-ce que l’un des prévenus, c’est au Hezbollah que s’adresse l’accusation. Aucun de ceux qui sont poursuivis, sans comparaître, n’avait de compte personnel à régler avec Rafic Hariri. Mais le Hezbollah a une porte de sortie. Admettre que l’une de ses cellules à l’instigation d’un pouvoir non libanais a commis le crime, ouvrant ainsi la voie au pardon et à la réconciliation comme cela s’est passé en Afrique du Sud. Le problème de la guerre sunnite-chiite a malheureusement pris des proportions qui dépassent l’assassinat, celui-ci était l’un des points de départ.  

Qu’en est-il de l’extrémisme auquel on assiste?
Sans Rafic Hariri tous les excès se sont déclenchés. L’extrémisme du Hezbollah a, au fil des ans, engendré aussi un extrémisme adverse inacceptable. C’est en des moments pareils que l’on réalise combien Rafic Hariri était un élément régulateur et stabilisateur de la concorde libanaise, entre les deux composantes du Liban et à l’intérieur de chaque communauté.  

Moustafa Hamdane, chef des Mourabitoun
«On ne saura jamais qui a tué Hariri»

Comment évaluez-vous la situation dix ans après l’assassinat de Rafic Hariri?
Avec beaucoup de regret, je constate que le sang de Rafic Hariri, qui aurait dû permettre de jeter les prémices d’un véritable Etat, a été versé en vain. Ce que l’on voit aujourd’hui n’est plus un pays, mais plusieurs cantons gouvernés sans président. Si Hariri était vivant, il n’aurait pas permis une telle situation. On vit dans un non-Etat, une sorte de fédération confessionnelle.

Rafic Hariri symbolisait une modération qui n’existe plus aujourd’hui…
Celui qui a perpétré cet assassinat avait ce but précis en tête. On réalise aujourd’hui qu’il était prévu d’arriver à des situations telles que celles représentées par Khaled Daher. Le manque de conscience et de discernement de Saad Hariri, la haine de Fouad Siniora et son désir d’éloigner celui-ci ont fait qu’on assiste à Khaled Daher et ses semblables. J’estime que sa façon d’imiter les bras ouverts de la statue du Christ Roi est encore plus injurieuse que ses propos. C’est une insulte à tous ceux qui croient en la coexistence. Le geste est plus dangereux que la parole.

Quel est votre sentiment après quatre années de détention arbitraire?
Aucune charge n’a été retenue contre nous. Aucun élément ou indice n’a pu prouver que les quatre généraux avaient un lien quelconque avec cet assassinat. Nous étions comme kidnappés par les Nations unies et ceux qui ont exploité le sang de Rafic Hariri. Quand on est sorti de prison, il existait un désaccord entre le général Jamil Sayyed et moi. Lui voulait avoir recours immédiatement aux tribunaux. Je lui disais que la justice libanaise et le Tribunal spécial pour le Liban n’ont pas été faits pour nous rendre justice, mais pour nous mettre en prison. En revanche, aujourd’hui, à la lumière du déroulement du procès, nous pouvons utiliser les registres, les documents et les témoignages présentés devant le TSL pour agir en justice. Je possède un document dans lequel Saad Hariri affirme devant la commission d’enquête que j’ai tué son père. Je vais intenter un procès en dénonciation calomnieuse.

Le TSL est-il crédible?
Ce TSL, qui a déjà coûté 300 millions de dollars, ne pourra jamais savoir qui a tué Rafic Hariri avec la procédure qu’il est en train de suivre. Si parmi tous ceux qui se sont succédé dans l’instruction de cette affaire, quelqu’un a pu connaître le coupable, il aurait donné son nom depuis longtemps. Je n’arrive pas à comprendre la position du Courant du futur aujourd’hui. Comment Saad Hariri peut-il dialoguer avec ceux qu’il accuse d’avoir tué son père? Je dis à ce Courant du futur, vous êtes victime d’une grande manipulation. Le sang de Rafic Hariri a été exploité dès le début dans le projet d’une fitna sunnite-chiite.   

Jamil Sayyed, ex-patron de la SG
«La malédiction Hariri»

Dix ans après l’assassinat de Rafic Hariri, où en sommes-nous?
Nous vivons toujours les conséquences de cet assassinat. Les quatre premières années, il y a eu une politisation de l’enquête dirigée faussement en direction de la Syrie et des quatre généraux libanais, dont moi-même. Saad Hariri et son groupe auraient dû chercher la vérité, la justice et les véritables assassins au lieu de s’engager dans l’exploitation politique qui a détruit la crédibilité de l’enquête, ainsi que du Tribunal spécial pour le Liban (TSL). Cette politisation n’aurait pu réussir sans le complot des faux témoins et leur manipulation par le juge allemand Detlev Mehlis, les magistrats libanais Saïd Mirza, Elias Eid et Sakr Sakr et leurs adjoints de la police, Achraf Rifi et feu Wissam el-Hassan. Quatre ans plus tard, en avril 2009, les généraux libanais ont été libérés inconditionnellement par le TSL, lequel a décidé qu’ils n’étaient ni accusés ni suspects, et que leur détention viole les normes internationales du procès équitable. D’ailleurs, bien avant leur libération, ces généraux furent considérés par les rapports des Nations unies, ainsi que ceux du département d’Etat américain des années 2006-2009, des détenus arbitraires au Liban. C’est ce qui m’a poussé à poursuivre en justice les faux témoins et leurs partenaires qui ont faussé l’enquête pour provoquer notre détention.

Quels sont les procès que vous avez intentés?
J’ai intenté deux procès en France contre Detlev Mehlis et Johnny Abdo. En Syrie contre les faux témoins syriens et leurs partenaires libanais, et plusieurs autres procès au Liban.

Quel est votre sentiment après quatre ans d’arrestation arbitraire?
Rafic Hariri a été assassiné deux fois. Une fois dans l’explosion par les criminels et, une autre fois, dans l’investigation par son propre fils et ses faux témoins. Quant à mon sentiment personnel, je n’ai jamais pu imaginer qu’un groupe politique libanais pourrait exploiter ce crime pour conspirer contre des officiers libanais et les mettre en détention politique. J’aurais souhaité que le 14 mars retienne contre nous de vraies fautes morales, professionnelles ou autres, pour nous intenter un procès au lieu d’utiliser lâchement les faux témoins. Je crois en la justice, qui existe sous deux formes: terrestre et divine. La justice terrestre, mais certainement pas la justice libanaise, a joué son rôle: politiquement, l’affaire des faux témoins fut la raison directe de l’expulsion de Saad Hariri du pouvoir en 2011. Il suffit aussi de se rappeler comment Saad Hariri et son équipe sont arrivés au pouvoir en 2005 et dans quelle chute libre ils sont aujourd’hui. Ils sont sortis des bras d’un grand homme qu’était Rafic Hariri, qu’on l’aime ou pas, pour se jeter d’abord dans ceux des faux témoins, et ensuite d’al-Nosra, Daech, Khaled Daher et consorts. J’appelle ça «la malédiction de Rafic Hariri». Ceci est leur grande punition…

Mohammad A. Beydoun, ex-ministre
«La justice se fera, tôt ou tard»

Craignez-vous une fitna sunnite-chiite si l’implication du Hezbollah est prouvée dans l’assassinat de Rafic Hariri?
Le Hezbollah relève de l’Iran et ne représente pas à lui seul les chiites. L’assassinat de Rafic Hariri n’est pas une affaire sunnite-chiite. Elle est non seulement d’ordre national, mais arabe également. C’est la lutte entre une ligne que représentait Rafic Hariri et celle que représente le Hezbollah. Hariri a été assassiné pour mettre le Liban sous tutelle. Il représentait un grand espoir pour la levée de la tutelle syrienne et la reconstruction d’un Etat moderne, économiquement indépendant, pour mettre les Libanais à l’abri des conflits confessionnels. Il était un modèle pour le monde arabe et pour le peuple syrien qui lui comparait constamment ses propres dirigeants. A l’époque où Bachar el-Assad a pris le pouvoir, le monde musulman était tiraillé entre deux modèles: celui de Ben Laden, extrémiste et terroriste, d’une part, et celui de Hariri moderne et démocratique, de l’autre.

Il n’y a plus de place pour la modération aujourd’hui…
L’assassinat de Hariri a renforcé l’extrémisme et l’exemple jihadiste à l’image de Daech. Ceux qui ont tué Rafic Hariri ont favorisé la montée de l’extrémisme. L’ancien Premier ministre incarnait un changement, la vraie image du Printemps arabe. Ce que nous voyons aujourd’hui est une résultante secondaire de l’influence iranienne pour renforcer sa prise sur le monde arabe. L’extrémisme sunnite est une réaction à l’emprise iranienne. L’Iran veut détruire tous les régimes dans la région.

Espérez-vous voir un jour les coupables derrière les barreaux?
La justice se fera, tôt ou tard, même si elle prend du temps.

Le Tribunal spécial pour le Liban est-il toujours crédible malgré les vices de l’enquête?
Le TSL n’a pas de rapport avec l’enquête qui a eu lieu. Le régime sécuritaire libano-syrien est responsable de l’assassinat et le jugement du tribunal le montrera. C’est le Hezbollah qui a perdu toute crédibilité en fabriquant des mensonges tout au long des années. Ceux qui ont exécuté cet assassinat sont tous des responsables au sein du Hezbollah.

Comment voyez-vous la situation aujourd’hui?
La tutelle a augmenté, mais elle est incapable de gouverner. L’économie est en chute libre, la corruption est en hausse et l’Etat recule de plus en plus. Ni le 8 mars n’est capable de gouverner, ni le 14 mars n’est en mesure de s’opposer. La Révolution du Cèdre ne peut se renouveler que par un programme national.
 

Interviews recueillies par Joëlle Seif   
 

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