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Nº 3002 du vendredi 22 mai 2015

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Le «phénomène Samaha». David Sahyoun:«Une perversion morale»

Pour une dissection psychanalytique du phénomène Michel Samaha, son sang-froid, son ton détaché dans les vidéos, Magazine a rencontré David Sahyoun, psychanalyste, membre de la Société de psychanalyse freudienne de Paris, chargé d’enseignement à la Faculté des lettres et des sciences humaines (FLSH) de l’USJ. Une analyse pointue qui jette la lumière sur plusieurs facettes de l’ancien ministre et de la société libanaise.

Comment un homme éduqué, qui a été chargé de responsabilités au niveau de l’Etat, peut-il se transformer en individu capable de donner des ordres d’exécutions massives avec une froideur inouïe?
Pour comprendre véritablement le «phénomène Michel Samaha», nous devons d’abord le relier à l’environnement sociopolitique dans lequel nous vivons. Depuis plusieurs années déjà, le Liban se débat dans une crise existentielle, une crise qui remet profondément en question les fondements branlants qui portent encore avec beaucoup de peine ce pays. Cette crise s’accompagne d’une régression généralisée, dont une des manifestations la plus typique est la domination de la scène sociopolitique par des forces qui s’appuient sur le pulsionnel aux dépens de celles qui stimulent le rationnel.
 

Quels sont les facteurs qui favorisent cette régression?
C’est une régression liée à l’incertitude et à l’angoisse, mais aussi au désir d’éliminer ou de réduire l’autre, dans sa différence, dans son altérité. Comme ce phénomène est un phénomène de masse, la régression psychologique devient collective. Mais cette régression est plutôt inconsciente et nous ramène aux étapes préœdipiennes, à l’époque où l’enfant est encore dans un rapport duel avec un symbole parental de type abusif. C’est un univers binaire et non ternaire dans lequel un personnage (le symbole parental) domine l’autre (l’enfant) sans possibilité de distanciation ou d’arbitrage. Cet état, cet environnement dans lequel nous vivons est celui d’une perversion de type moral.

 

Que signifie précisément ce type de perversion?
C’est-à-dire une perversion qui est principalement régie par une volonté de domination. Celle-ci relève d’une prise de pouvoir de type hégémonique, qui interdit toute remise en question quels que soient les moyens démocratiques utilisés, qu’ils soient politiques, idéologiques ou psychologiques. Elle se manifeste par l’asservissement du dominé et l’obligation qui lui est faite de se soumettre idéologiquement et psychologiquement à l’ordre dominant. Le «phénomène Michel Samaha», en tout cas le personnage public, celui qui apparaît dans les médias et qu’on a vu officier dans la vidéo l’impliquant dans son entreprise terroriste, ce personnage-là me semble bien s’inscrire dans ce fonctionnement pervers. C’est un homme, parmi d’autres, perverti par la jouissance du pouvoir. Michel Samaha est aux ordres d’un dictateur tout aussi pervers qui, dans son désir de toute-puissance, ne se réfère à nulle autre vérité qu’à celle qui émerge de sa volonté d’emprise. Il possède le talent d’amener les masses à adhérer à ce qu’il veut incarner, une sorte de destinée supérieure, représentation dont il se sert pour mobiliser un grand nombre d’individus fascinés, les manipuler et engendrer l’obéissance au chef «qui ne se trompe jamais». Tout individu qui s’associe au pervers se situe au même niveau de perversion car ces associés-là le vénèrent parce qu’il représente pour eux une image idéalisée de toute-puissance. Et je pense que Michel Samaha est dans cette position-là. C’est un complice, un alter ego qui, par identification au chef, s’empresse de fonctionner sur le même registre que lui. Est complice du pervers tout individu ou groupe d’individus qui gardent le silence sur ses manigances, qui ne les dénoncent pas ou qui s’y soumettent.

Qu’est-ce qui a pu le mener jusque-là? Après tout, son intelligence, son bagout, sa présence lui ont permis de graviter depuis longtemps dans les centres de pouvoir et d’occuper de hauts postes dont celui de ministre?
Probablement l’avidité pour le pouvoir. Lord Acton, un historien du XIXe siècle, est l’auteur de l’affirmation suivante qui se vérifie presque toujours: «Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours des hommes mauvais». La perversion morale est une construction psychique et psychosociale caractérisée par la recherche de l’emprise sur autrui.

La vue de la vidéo a littéralement anéanti l’opinion publique défaite devant tant de détachement, parfois d’ironie devant son approche des attentats et de la mort. Quels sont les ressorts qui les expliquent?
A la vue de la vidéo projetée, les téléspectateurs ont été, à juste titre, choqués de voir comment Michel Samaha dispose, avec un certain mépris et une certaine jouissance, de la vie des individus destinés à mourir dans les attentats planifiés… C’est que le pervers vit dans un clivage, une sorte de mise à l’écart de son empathie pour autrui, autrui dont il nie le statut de sujet et le soumet à sa volonté propre, à son propre code. «Tout est à mon service et à celui de ceux que je sers», tel est l’impératif du pervers. Il n’a aucun respect pour les institutions existantes, il s’en moque, les ignore et s’emploie à démontrer leur inutilité sans tenir aucunement compte de ceux qui les respectent.

Avec un pervers de ce type, y a-t-il possibilité de rencontre?
Non. Aucun dialogue n’est concevable. Il est dans un rapport univoque: la seule autorité à laquelle il se réfère est la sienne, à l’opposé total de ce qui fonctionne dans un rapport démocratique. Dans un système démocratique, à l’occasion d’un conflit qui surgit entre des parties, on s’en remet à une autorité centrale pour arbitrer le litige. C’est ce qu’on appelle le contrat social, c’est-à-dire un contrat qui s’établit dans tout échange qui implique trois parties: les deux parties en conflit et une troisième représentée par un arbitre admis par les deux parties afin de trancher le litige qui les oppose. Cet arbitre incarne le tiers symbolique, c’est-à-dire la Loi. A l’opposé du contrat social, il y a le contrat pervers qui ne met en jeu que deux contractants et exclut le tiers, c’est-à-dire la Loi. Si un désaccord entre les deux parties survient, ce sont les armes du plus fort qui prévalent (guerres, meurtres ou toute autre action destructrice).

Autrement dit, c’est la violence du pervers qui s’applique, la force remplaçant le droit?
C’est dans cette structure pervertie que doivent être compris les agissements de Michel Samaha et de tous ses complices, à quelque niveau et à quelque bord qu’ils appartiennent. Au Liban, le contrat social favorisant la suprématie de la Loi se trouve en position de grande fragilité face au contrat pervers qui libère les forces psychiques porteuses de violence et de mort. L’espoir, pour remplacer le règne de la force par celui du droit égal pour tous, ne semble pas pouvoir résister, en l’état actuel des choses, face à l’intolérance, à l’avidité forcenée, à la sujétion au puissant, au rejet de l’altérité et à la fascination de l’emprise mortifère sur un individu chosifié.
 

Propos recueillis par Danièle Gergès

 

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