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Nº 3018 du vendredi 11 septembre 2015

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Wajdi Mouawad tourne à Beyrouth «Approfondir mon lien avec le Liban est absolument fondamental»

Wajdi Mouawad était de passage au Liban pour prendre part au tournage du deuxième court métrage de Georges Hachem. Entretien où les mots simples détonnent dans la profondeur de l’idée, des sensations, de la création.

 

Pourquoi Georges Hachem vous a-t-il proposé le rôle?
Je crois qu’il avait vu un spectacle, Seuls, que j’ai présenté ici, il y a quelque temps. Par l’intermédiaire d’une amie, j’ai su qu’il essayait de me joindre pour me demander de jouer dans un film. J’ai bien voulu lui parler, pas pour le film parce que je n’ai pas des velléités de faire une carrière d’acteur de cinéma, mais parce que c’est un artiste libanais, et que ça m’importe beaucoup qu’un artiste libanais demande à me rencontrer, non pas pour parler, mais pour qu’on travaille ensemble. C’est quelque chose qui me touche particulièrement. Nous nous sommes rencontrés et il m’a parlé de son film. Au-delà du fait que j’aimais le scénario, que je trouvais la proposition tout à fait cohérente, ce n’est pas ça qui m’a fait accepter, car je n’ai pas le temps de le faire.

 

Quelles sont donc les raisons qui vous ont poussé à accepter?
Il y a trois éléments qui ont compté pour moi dans la décision de m’engager dans l’aventure. D’abord, c’est un rôle en arabe, en arabe libanais. C’est vraiment génial pour moi qui parle l’arabe comme un enfant de 6 ans, l’âge auquel je suis parti. Tout à coup, les scènes où je parle en arabe sont des scènes très émotives, hyper-complexes, écrites avec un libanais très châtié, plein de mots que je ne connaissais pas. Je me suis rendu compte que c’était peut-être la seule voie pour moi de renouer avec l’arabe sans que je me sente crétin. J’ai essayé de réapprendre la langue, je n’ai jamais supporté de le faire. Du coup, à travers ce rôle, je n’y avais pas pensé avant, la manière de me réapproprier la langue se fait à travers ma manière de vivre, c’est-à-dire en faisant de l’art. Franchement, c’est un sacré coup. (Joignant le geste à la parole, il lit une phrase du script). Ne serait-ce qu’en prononçant ces mots, comme si c’est encastré quelque part, tout revient. Tout de suite c’est moi, un moi qui est endormi depuis tellement longtemps. La langue maternelle a des ramifications insoupçonnées, comme des odeurs. Prononcer les sons de ma langue maternelle dans un rapport émotif fait apparaître devant moi des images, je vois notre maison, les rideaux qu’on avait, leur couleur… La mémoire est totalement liée, pas seulement à la langue, mais au fait de prononcer la langue, et de la prononcer dans un contexte particulier qui est celui de la création. Ce par quoi je traverse est très précieux. Evidemment au moment où j’ai accepté, je ne savais pas que ça allait être aussi fort, j’en avais l’intuition.
Ensuite, je suis venu plusieurs fois présenter des spectacles au Liban, mais je ne vais pas passer mon temps à le faire. Je me disais qu’il faudrait s’y prendre autrement, que je vienne peut-être monter un spectacle ici avec des Libanais. Je me demandais souvent comment faire évoluer cette relation, ce lien. Je n’ai pas l’intention de revenir vivre ici, ça serait faux. Mais que je puisse approfondir ce lien avec le Liban est absolument fondamental pour moi. Donc du coup, me dire que je vais venir au Liban, travailler avec un cinéaste libanais, une équipe technique libanaise… je suis dans un rapport tout à fait normal avec des Libanais; c’est nouveau pour moi! Finalement à un niveau plus politique et éthique, Georges m’a dit qu’il fait ce film uniquement avec de l’argent libanais, pour prouver que c’est faisable sans recours à des coproductions avec des pays étrangers. Ça m’a beaucoup plu comme geste. Voilà, tous ces éléments mis l’un dans l’autre, j’ai décidé de le faire.

 

C’est la première fois que vous passez derrière la caméra. Quelle est la différence entre les planches et le cinéma?
Ça n’a strictement rien à voir. Ce n’est pas plus difficile, c’est juste différent. Au théâtre, je ne travaille pas toujours dans une continuité, et ça peut paraître bizarre, il n’y a aucune contrainte, la seule peut-être une date de première. Même au niveau du budget, je peux tout faire, tiens avec cette bouteille d’eau! C’est tellement l’art du symbole, que c’est gratuit presque. Au cinéma, il y a un énorme passage du réel au concret. Le cinéma, c’est l’art du réel, la continuité du réel, l’art de gérer les contraintes, d’improviser avec les contraintes. Au-delà de ces différences, c’est un métier tellement différent, dans le jeu, dans l’écriture qui se fait avec des images. Je trouve que le cinéma est plus proche de la littérature que le théâtre, et le théâtre plus proche de la peinture. Cinéma et théâtre sont des faux frères, des faux jumeaux. Ce sont des illusions de ressemblance, mais ils ne sont pas aussi proches que l’apparence pourrait le dire.

 

Comment se déroule le tournage?
Pour nous c’est très agréable, c’est Georges qui porte tout. Moi ce que je dois faire, c’est me débrouiller pour que cet arabe soit le plus fluide possible, être prêt à apporter, à la fois ce que je comprends et écouter ce dont Georges peut avoir besoin. Essayer de voir comment je peux concilier les deux pour ne pas être totalement une marionnette, et ne pas non plus être sans écoute. C’est cet espace de finesse qu’il faut parvenir à établir et qui est passionnant en même temps.

 

Sentez-vous que vous donnez de votre propre personne au rôle d’André?
Je n’y pense pas nécessairement. Etant donné le rapport extrêmement intérieur, il faut que je comprenne vraiment ce qui est en train d’être vécu. J’essaie de me poser la question: si j’étais dans cette situation, comment est-ce que, moi, je le dirai? C’est cette espèce de petit bagage que j’emmène avec moi, non sur le tournage, mais quand j’apprends mon texte, quand je travaille chez moi dans ma chambre, pour essayer d’être une totale page blanche. Parce que j’ai le sentiment que moins j’indique, plus on va y voir des choses qui ne sont pas du tout ce que je pense. Ce que le public va projeter sur moi est plus intéressant que ce que je vais lui demander de penser, parce que chacun y voit quelque chose de différent. J’essaie beaucoup de travailler là-dessus, sachant que tout ce que je vous raconte, tout fout le camp au moment où il y a «action». Et là, vous vous sentez dépossédé, comme une chape de plomb qui vous tombe dessus, vous êtes pris de hoquets. Au début, j’avais tendance à me battre contre cela. Mais je me suis dit qu’il fallait l’accepter, qu’on ne peut l’avoir de la première prise. Au moment où l’«action» commence, où la caméra me regarde, elle va me déshabiller, me dévoiler, me faire perdre tous mes moyens; c’est là que ça devient intéressant, passionnant.

 

C’est donc une nouvelle expérience pour vous?
Je dirais que c’est une expérience supplémentaire. Tout a de l’effet. Je suis une éponge, je trempe dans tout. En plus je suis un mec très lent, c’est comme si les choses rentrent par les pieds, ça prend du temps avant de monter jusqu’à la tête et du temps encore pour arriver au cœur. C’est là où on peut en faire quelque chose. J’ai l’impression que ce que je suis en train de ressentir ici, il n’y a pas que le film, il y a aussi la situation, le fait qu’en regardant de mon hôtel, il y a d’un côté Tell el-Zaatar qui n’existe plus, Aïn el-Remmané où j’ai grandi, quelques arbres qui restent de Horch Tabet où mon père est né… tout cela, avec le film, la rencontre, la situation politique, la mémoire, les générations, l’expérience que je suis en train de vivre… dans cinq ou six ans tout cela va ressortir sous forme de je ne sais pas quoi. C’est merveilleux! C’est toujours ethnologique, cette étude de l’humain. Cette ethnologie-là est devenue une seconde nature pour qui écrit et porte en lui des désirs d’histoire, de raconter des histoires.

 

Et relevant la discussion à trois, Wajdi Mouawad de reprendre le fil de ses idées…
Georges vient de dire qu’on n’aura jamais une vie pour faire tous les films qu’on voudrait faire. S’il y a une chose que je trouve difficile, c’est d’être spectateur des difficultés de Georges. On a à peu près le même âge, et j’ai déjà 55 mises en scène sur mon C.V. Le cinéma est, à la base, un art tellement difficile et il l’est encore plus au Liban. Franchement, je trouve cela très rude, très dur, d’être un spectateur impuissant, de prendre le pouls de cette difficulté. Ce n’est pas le tournage que je trouve difficile. Non, c’est une aventure difficile, mais rien n’est pénible. C’est difficile de parler l’arabe en ayant l’air naturel, de tenir un rôle exigeant. C’est une expérience difficile dans un sens noble. Mais la pénibilité, le labeur est insupportable. Et il y a une différence entre ouvrage et labeur. Moi quand je vais au théâtre, je vais à l’ouvrage, je travaille sur une œuvre. Pour Georges, certes il y a une partie d’ouvrage, mais il y a vraiment beaucoup de labeur. Comme si vous voyez votre frère qui peine à construire sa maison. C’est rude, d’autant plus que vous savez que peu de gens vont comprendre cela. Les gens voient les artistes en général comme des nantis, des paresseux, des poètes, des adultes qui sont restés des enfants… Mais ils oublient que nous sommes pères de famille, que nous sommes capables de payer des loyers… Les gens ont des visions des artistes qui sont compliquées. Déjà à la base c’est compliqué, et au Liban tellement difficile. C’est encore une position ethnographique, mais que je ne porte pas avec facilité.

Propos recueillis par Nayla Rached

 

En coulisse d’un tournage

C’est au cœur du studio de tournage que l’entretien a eu lieu, à trois, Wajdi Mouawad et Geroges Hachem réunis par un même regard. Après avoir réalisé, écrit et autoproduit Balle perdue, Georges Hachem tourne son deuxième long métrage qui porterait en français le titre Retour de flamme. Porteur d’un cinéma libanais authentique, contournant toutes les difficultés, les obstacles, les embûches qui entravent l’art cinématographique au Liban, Georges Hachem évoque son travail avec passion et peine. Il a fait appel à Wajdi Mouawad, qui partage le plateau avec Fadi Abi Samra, Nasri Sayegh, Adila Bendimerad, pour raconter l’histoire d’une retrouvaille de deux amis libanais, qui s’étaient perdus de vue durant 15 ans, à l’occasion de la projection d’une première du film de l’un d’eux. Tous les deux étaient voués à devenir cinéastes, l’un a réussi, l’autre pas. C’est le déclic…

 

 

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