Magazine Le Mensuel

Nº 3026 du vendredi 6 novembre 2015

Spectacle

Isthmus. Après la vie?

Le théâtre Tournesol accueille, jusqu’au 7 novembre, la performance théâtrale Isthmus, présentée par la compagnie de théâtre Minwal. Quand la vie s’arrête de battre…

Le cœur, ce muscle, cette pompe à sang qui palpite continuellement, à notre insu, tellement fragile, tellement forte, dans sa fragilité même. Une seconde à peine, même pas un éclair fugitif, et le cœur s’arrête de battre. La vie. La mort. Passer de l’autre côté comme on passerait d’un côté à l’autre d’une ville, une ville divisée, un pays morcelé, le Liban, Beyrouth.
Roaa Bzeih est seule sur scène, tout habillée d’une robe blanche. Non, elle n’est pas diaphane, immaculée, ou sur le point de… plonger dans la mort ou s’offrir en sacrifice. Elle est bien ancrée, très bien ancrée, les pieds profondément enfouis dans cette terre qui est la nôtre, son dieu et son diable à la fois. Les traits sont de couleur terre, les yeux à la fois fixant le vide et pénétrant chaque spectateur, dans l’intimité de la scène et de la salle. Pour elle, sur la scène et dans la vie. Pour nous, dans la représentation et dans la vie. Tout près, souffle contre souffle. Et le souffle qui se suspend quand on se rend compte, comme on le dirait familièrement, un peu plus au cinéma qu’au théâtre, qu’il s’agit d’une histoire vraie. Celle qui vient après la vie, celle qui se juxtapose à la mort, l’après-vie, juste avant le retour, juste avant la vie.
Barzakh, «isthme» en arabe, renvoie au passage entre deux choses, lit-on sur la brochure. C’est aussi l’endroit entre la terre et l’au-delà, de l’instant de la mort jusqu’au Jugement où le défunt pénètre, un domaine hors de l’espace et hors du temps, où «aucun être vivant ne dit aux morts: sois moi», comme disait Mahmoud Darwich. Cette performance s’inspire d’un événement tragique, un accident de voiture qui a emmené la comédienne, Roaa Bzeih, dans le domaine du Barzakh, cet espace/temps vers un autre espace/temps, où elle est restée suspendue, durant 35 minutes, à la suite d’un arrêt cardiaque, avant d’être ramenée à la vie. Avant d’accepter d’être ramenée à la vie. Avant de passer sous le scalpel pour éviter une vie atrophiée. Avant de passer en rééducation. Avant d’apprendre à vivre à nouveau, différemment, autrement, sûrement, peut-être. Rien n’est sûr, tout est ouvert. «J’ai appris à marcher à nouveau… J’ai appris à parler à nouveau… J’ai appris à penser à nouveau… J’ai appris à vivre à nouveau… J’ai appris à aimer à nouveau…».
 

Quand la vie s’enfile
Roaa raconte. Elle nous raconte. Elle se raconte. Peu importe quelle réalité vient avant l’autre. L’histoire elle-même s’emmêle pour eux. Parce que Roaa n’est pas seule. Elle est la complice, sur scène et dans la vie, de Jad Hakawati, metteur en scène et scénographe d’Isthmus. A eux deux, ils constituent la compagnie de théâtre Minwal. C’est lui qui est derrière les manivelles électroniques, à donner corps et consistance à cette expérience, qu’ils ont eu la malchance de vivre. Que le théâtre leur a permis de vivre à nouveau, d’extérioriser, de s’en libérer, renforcés dans cette «catharsis» par des projections vidéos et une création sonore dont l’impact est vital tout au long de la performance, comme un rappel de ce qui est inconcevable dans la vie telle qu’on la connaît.
Oui, Isthmus n’est pas, du moins pas encore, une performance théâtrale accomplie apte à capter le spectateur, de bout en bout, au cœur de considérations purement artistiques. Mais les germes y sont, forcément, intensément. Peut-être la plaie est-elle encore trop vive, trop saignante, trop poignante, les larmes sur le point de… Des longueurs, des images figées, des anges inutiles, un dialogue qui peine à aller au-delà de l’émotion première et des mots antérieurement construits, usagés, de la simple représentation d’un état premier, émotionnellement fort, très fort, un travail en gestation, à construire, à peaufiner pour que l’expression atteigne l’état de création. Parce que la vie ne se résume, ne se résumerait pas, à la simple vie. Bienvenue Satan!

Nayla Rached
 

Jusqu’au 7 novembre, au théâtre Tournesol, à 20h30.
Réservations: (01)381290.

Fiche technique
Mise en scène: Jad Hakawati.
Jeu: Roaa Bzeih.
Vidéo: Antoine Meyer.
Scénographie: Jad Hakawati.
Création lumière: Hagop Derghougassian.
Création sonore et musique: Rabih Salameh (oud) et Sary Moussa.

Related

Jardin d’amour. Et le silence se fait plaisir…

Watadour de Omar Rajeh. Les manipulations de l’impossible

Repos sur une pente, par Danya Hammoud. Un récit du corps

Laisser un commentaire


The reCAPTCHA verification period has expired. Please reload the page.