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Nº 3029 du vendredi 27 novembre 2015

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Jihad Academy de Nicolas Hénin. L’EI ne fait aucune discrimination à l’embauche

Recueillis lors de son passage au Liban, dans le cadre du Salon du livre francophone de Beyrouth, les propos du journaliste et ex-otage de l’Etat islamique, Nicolas Hénin, prennent, après les attentats de Paris, une résonance particulière. Rencontre avec l’auteur de Jihad Academy (éditions Fayard).

Pourquoi ce livre, Jihad Academy, et pas un témoignage, plus attendu, d’ex-otage?
C’est une façon de prouver, et de me prouver, que je suis encore journaliste, que je n’ai pas cessé de l’être. Oui, je suis victime, oui, j’ai été otage, mais, pendant ces dix mois passés dans cette fichue cave, je n’ai pas arrêté de réfléchir, d’observer. Ce livre m’a beaucoup aidé. Quand on a vécu un traumatisme comme celui que j’ai connu, il faut du temps pour se reconstruire, c’est un vrai travail. Bien sûr, il y a l’euphorie des retrouvailles, mais la fin de l’été 2014 et l’automne ont été très durs. Je ne pouvais plus ouvrir un journal ou allumer la télévision, sans bouillonner à l’intérieur ou m’effondrer quand je découvrais qu’un de mes compagnons de captivité avait été assassiné. J’en ai parlé avec Vladimir Glassman, l’ancien diplomate auteur du blog Un œil sur la Syrie, décédé l’été dernier. Il m’a énormément soutenu moralement, parce que j’avais cette espèce d’angoisse de la page blanche. Il m’a mis en confiance et il m’a ouvert sa documentation, son carnet d’adresses et a été mon premier lecteur. Je lui dois énormément. La version arabe et la version poche lui sont dédiées.

Des négociations sont en cours à Vienne, avec tous les acteurs impliqués, sauf la Syrie…
Ce qu’on est en train de faire me rappelle Sykes-Picot ou Yalta. Les grands de ce monde se réunissent et décident: «Bon, on la pose où la frontière? Qu’est-ce qu’on fait de ces gens-là? Comment on va les organiser?»… Si jamais le processus de Vienne débouchait sur un succès, dans son format actuel, sans les Syriens, on ne ferait jamais que poser les jalons des problèmes du siècle à venir. De même que la décolonisation et les traités qui ont suivi la Première Guerre mondiale ont posé les jalons d’un siècle de problèmes, pour faire court. Je trouve ça phénoménal qu’on se pose la question de savoir si les Iraniens, les Russes ou les Bhoutanais ont leur place à la table à Vienne. L’urgence n’est pas de savoir qui on va soutenir militairement, ou si on envoie davantage de missiles Tow à tel ou tel groupe, ou si l’on fait de la déconfliction dans les airs entre Américains et Russes. Non, la seule solution possible sera politique et sécuritaire. Sécuritaire, car il faut réduire les morts et apporter de la sécurité aux populations civiles. La priorité absolue, c’est la protection des civils, quitte à passer par des zones de sécurité, d’exclusion aérienne ou non.

Des zones tenues par qui?
Par des Syriens. Dans la province d’Idlib, par exemple, il n’y a pas Daech. Donc, personne ne va y voler. On laisse les civils en paix, en sécurité. Il faut d’abord obtenir la sécurité pour donner après la chance au processus politique. Pourquoi a-t-on eu tellement de radicalisation dans ce conflit? A cause de la violence. Les Syriens qui se lèvent le matin, qui portent le deuil de leurs magasins, de leurs maisons détruites, de personnes de leurs familles tuées, qui ne savent pas si ce soir leurs maisons seront encore debout, s’ils seront encore en vie, c’est normal qu’ils soient radicalisés, qu’ils aient de la haine et de la violence en eux, avec une expression communautaire, qu’ils aient une envie de revanche contre la communauté qu’ils tiennent comme responsable de leurs malheurs. C’est normal qu’ils finissent par avoir une forte dose de transcendance, qu’ils en appellent à Dieu, qu’ils y aient une radicalisation dans la violence, dans le communautarisme et dans la religion. A l’inverse, si on fournit de la sécurité aux gens, la radicalisation diminue tout naturellement. La feuille de route qu’on doit avoir c’est la sécurité puis la politique. Une fois que les gens cesseront d’avoir peur, ils pourront enfin se projeter dans le futur. Et c’est la base pour un projet politique.

Pour ça, il faut aussi que les acteurs syriens se parlent.
C’est ce qu’il faudrait à Vienne, réunir des Syriens prêts à parler à tout le monde, de tous les bords. Le problème, c’est que les Syriens qui sont du côté du régime sont des gens qui ont juste été programmés pour répéter des éléments de langage de Bachar (el-Assad, ndlr). On a beaucoup tendance à placer des attentes dans l’opposition, à dire il faut que l’opposition face un aggiornamento, qu’elle se réunisse, etc. Moi, c’est du côté du régime que j’attends du mouvement, que des gens disent: «Ok, je suis prêt à aller discuter pour une feuille de route et j’ai une certaine image de la Syrie laïque, multiconfessionnelle, qui ne détruit pas tout l’héritage des dernières décennies parce que j’ai des sympathies socialistes, baasistes ou je ne sais quoi, mais je suis prêt à une feuille de route».

Que pensent les Syriens de l’attitude de la communauté internationale?
Les Syriens en veulent à la communauté internationale, parce qu’ils se sont d’abord sentis lâchés, abandonnés et là c’est pire. Ils se sentent victimes. Vous connaissez, comme moi, la propension des populations de la région à imaginer que le monde est régi par des marionnettistes… Les Syriens ont vraiment le sentiment que ce n’est pas par négligence ou par lâcheté, qu’ils ont été lâchés, mais bel et bien que c’est le produit d’un complot. Ils en veulent au monde entier. C’est ça qui alimente le radicalisme et c’est extrêmement inquiétant pour la sécurité de la région et du monde. D’où la nécessité d’afficher notre soutien et de le mettre en œuvre autant que possible et autant qu’il est politiquement réaliste. Dans le monde d’aujourd’hui, il est très difficile de prendre de larges initiatives politiques ou, a fortiori, militaires, seul. C’est pour ça que la Turquie n’a jamais réussi à établir de zone d’exclusion aérienne, alors que ça fait des années qu’elle le souhaite et qu’elle supplie Washington, ou que la France n’y a pas été seule.

Après toutes ces haines, ces morts, le peuple syrien est-il encore capable de résilience?
Il a fait preuve d’une résilience déjà extraordinaire. Il est déjà très tard, mais pas trop tard. Quand on regarde l’histoire des conflits, on constate que deux modèles sont en compétition. Le premier est celui de l’escalade des haines, qui milite pour une inimitié pérenne et une incompatibilité à reconstruire la société. Il y a un cycle dans la guerre civile. On a une progression des violences, une extension du conflit, une acmé, avec une radicalisation de l’ensemble des acteurs et, en général, un éclatement des acteurs et puis, à la fin, une lassitude, qui a même un effet de vaccin. Ce sont, par exemple, les effets des anticorps de la guerre civile qui permettent encore au Liban de tenir malgré ses incroyables tensions internes et sa crise politique aiguë. On a l’impression que les Libanais s’amusent à se tenir sur les bouts des orteils au bord du précipice du volcan en disant: «On y est, on y est, mais on n’ira pas, parce qu’on a notre héritage et on y a déjà été». Ce cycle prend à peu près une dizaine d’années. On l’a vu en ex-Yougoslavie, au Liban, en Irak malgré la rechute actuelle. Il faut une dizaine d’années pour assister à une sorte d’épuisement des acteurs et qu’ils finissent par se dire mon envie de vengeance me coûtera plus cher que l’effort d’une réconciliation. C’est assez terrible de voir les choses comme ça.
 

On voit une espèce de tolérance des Occidentaux, vis-à-vis du Front al-Nosra…
La propagande russe répand l’idée qu’al-Nosra n’a pas été visé par les frappes américaines, ce qui est faux. Il faut regarder avec réalisme. Oui, le Front al-Nosra est un groupe terroriste, oui, il est affilié à al-Qaïda. Sauf que la quasi-totalité de ses combattants sont des Syriens, qui ont un agenda syrien et qui sont, à mon sens, récupérables. Je n’ai pas de sympathie pour le Front al-Nosra. Mais je sais que si l’on donne de l’espoir et que l’on tend la main à ces combattants, ils se dé-radicaliseront tout seuls. Ils sont prêts, pour leur immense majorité, à revenir dans le champ politique ordinaire. En tant qu’al-Qaïda, oui il faut les combattre, pas de tolérance, mais il faut créer les conditions de dé-radicalisation des membres, pour que le groupe se vide. Et ça vaut même pour Daech. Personne ne naît terroriste, on le devient, mais on peut redevenir une personne normale. Pourquoi sont-ils devenus terroristes? Ils ont senti qu’ils n’avaient pas d’autres choix.

La France a-t-elle les bons outils pour stopper le départ des recrues en Syrie?
Nous avons de gros problèmes en France avec la lutte antiterroriste, dus à l’obnubilation qu’on a du terrorisme. J’ai presque envie de dire que les terroristes sont des criminels comme les autres. Qu’il faut les descendre du piédestal de méchants ultimes sur lequel ils se placent eux-mêmes. Sachant qu’il y a aussi un travail de prévention à faire, qui est essentiel. On se bat avec une main dans le dos en refusant d’impliquer davantage ceux que j’appelle les déçus du jihad, les déserteurs de Daech, parce qu’il y en a beaucoup. Ces gens-là, on s’en méfie, parce qu’on a peur comme de la peste d’agents infiltrés. Ce serait très simple de détecter un agent infiltré qui revient avec de mauvais desseins pour commettre un attentat. Les personnes en voie de radicalisation, c’est presque comme un embrigadement sectaire; il y a un vrai travail de conditionnement qui commence, d’ailleurs, par des images de violence, d’horreur sur les réseaux sociaux. Pas seulement de l’EI, aussi les images de victimes de la répression du régime. Ensuite, ils entament un cheminement de radicalisation. Les gens qui rejoignent Daech se construisent une vision du monde parallèle qui a sa cohérence interne, mais qui n’a plus grand-chose à voir avec le monde. Ils suivent énormément l’actualité par exemple, mais vont interpréter chaque nouvelle comme la confirmation de leur théorie du monde, de telle ou telle prophétie.

Y a-t-il un profil type du jihadiste?
C’est l’énorme difficulté des services de renseignements. Il y a quelques constantes, mais pas de profil type. La détection des candidats au jihad est extrêmement difficile. Il y a des gens qui sont des no-life, des paumés, sans emploi, des jeunes, des vieux, des femmes, des hommes, des chrétiens, des musulmans, même quelques juifs, des gens qui ont une bonne situation, un bon boulot, une famille… Daech recrute large, il ne fait aucune discrimination à l’embauche. Chacun a sa chance. Ils ont un message qui consiste à dire: «Personne ne t’aimait, nous on t’aimera, tu n’as pas de vie, nous on te donne un destin, tu n’as pas de pouvoir, on va t’en donner, tu auras une arme et tu pourras tuer, tu vas devenir quelqu’un». Beaucoup de jihadistes partent avec une réelle sincérité, le sentiment sûrement très naïf qu’ils vont pouvoir aider dans une démarche quasiment humanitaire. Une fois sur place, ils se rendent compte de tous les mensonges, à commencer par le fait que Daech ne combat pas le régime, ne protège pas les populations et tue avant tout les musulmans. Qui mieux que les déserteurs de Daech pour aller porter ce discours? On a besoin de mettre en avant des gens qui sont rentrés il y a trois mois de Syrie et qu’ils aillent dans les mosquées, dans les écoles, dans les prisons, dire que Daech c’est de l’arnaque. Pour le moment, le message que l’on n’arrive pas à démonter, c’est «le jihad c’est cool».

Propos recueillis par Jenny Saleh
 

Les autres projets en chantier
Pris dans la promotion de son livre, Jihad Academy, qui aura été publié en trois langues, Nicolas Hénin fourmille de projets. Il va notamment reprendre le blog d’Ignace Leverrier, Un œil sur la Syrie, avec le fils du diplomate, Frantz. A cela s’ajoutent deux projets d’ouvrages qui lui tiennent à cœur. «Il y a un travail d’enquête, qui est à l’intersection de la géopolitique et de la société française et qui est aussi un cri du cœur contre quelque chose que je déteste, à savoir le populisme», confie Hénin. «Et puis une B.D. de reportage sur l’histoire d’un migrant syrien, pour faire comprendre aux Français, à quel point les migrants et même les réfugiés politiques sont une chance». «Ce sont des gens qui ont prouvé leur courage par leurs prises de position politique d’abord, qui les ont poussés à quitter leurs pays, et puis par leur parcours d’exil, qui est en général semé d’embûches». Cette B.D. relatera «l’histoire d’un jeune migrant syrien très courageux et très méritant que j’ai retrouvé en France et dont je raconte l’histoire en Syrie et en France. C’est une biographie d’une personne réelle. Il a un parcours tout à fait exceptionnel, sa famille aussi, et cela dit beaucoup à la fois sur la révolution syrienne».

 

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