Magazine Le Mensuel

Nº 3039 du vendredi 5 février 2016

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45 years. La mélancolie comme une ombre

Projeté en avant-première à la 22e édition du Festival du cinéma européen, le film 45 years, du réalisateur britannique Andrew Haigh, avec Charlotte Rampling et Tom Courtenay en tête d’affiche, sort sur grand écran. Un couple, l’ombre du passé, la tension…

Cela fait 45 ans qu’ils sont mariés, Kate et Geoff. Ils s’apprêtent à célébrer cet anniversaire dans une semaine, au cours d’une soirée avec les amis dont les préparatifs s’inscrivent, imperturbables, dans le cours de leur quotidien bien rangé. Lundi, Kate vient de terminer sa promenade matinale et s’apprête à revenir à la maison. Elle croise le facteur qui lui remet une lettre. La voilà dans la cuisine où son mari achève son petit-déjeuner. La lettre lui est adressée: un courrier officiel qui lui annonce que le corps de Katya a été retrouvé 50 ans après avoir été pris au piège dans les Alpes suisses. Katya, c’est son ancienne petite amie, celle qui a précédé Kate dans son cœur. Elle était morte il y a une cinquantaine d’années. Alors que lui est déjà un septuagénaire, son corps à elle, frigorifié tout ce temps-là, devrait encore être intact, jeune. Oui, l’impact de la glace sur la préservation du corps humain, il y avait un cas pareil que Kate a enseigné à ses élèves. Une conversation qui semble bien anodine, à Kate du moins, parce que Geoff, lui, est foudroyé, décontenancé par cette nouvelle, les traits figés… Le malaise commence à s’installer entre lui et Kate…
Patiemment, presque lentement, au fil des minutes, des heures et des jours qui composent la vie de ce couple, les dérèglements du quotidien commencent à se faire sentir, les pans du passé à ressurgir au détour de discussions, les questions à pointer, les silences à devenir de plus en plus lourds, menaçants, pétris de non-dits. Leur présent se fissure, tout au long des sept jours de cette semaine, supposée être auréolée par la fête de leur mariage. Aura-t-elle lieu finalement cette fête? Et, si oui, dans quel état d’âme se présenteront-ils tous les deux devant leurs amis, maintenant que le doute a bien tissé et consolidé sa toile de tentations irréparable?
Le spectateur ne connaît rien de la vie de ce couple septuagénaire, mais il reconstitue son quotidien à mesure que la semaine s’écoule, ces sept jours qui s’affichent en lettres blanches sur le fond noir de l’écran et qui ponctuent le film: promenades matinales avec le chien, petit-déjeuner, rencontres avec les amis dans des cafés, le dîner, les moments nocturnes dans le lit conjugal… Sauf que ce quotidien reconstitué est visité, hanté et revisité par le passé, leur propre histoire et celle de Geoff et Katya. Peut-on être jalouse d’une morte? Geoff aurait-il épousé Katya si elle n’était pas morte? Kate n’est-elle donc qu’un substitut qui n’a pas réussi à combler Geoff? Leur couple n’est-il qu’une mascarade, qu’une façade? S’ils avaient eu des enfants, les choses auraient-elles été différentes?…
La tension monte, le malaise s’installe, s’ancre, s’enracine au cœur de chaque scène. Il n’y a rien de mélodramatique, de larmoyant ou un sentimentalisme exacerbé dans cette espèce de huis clos à deux. Non, l’exagération, l’exotisme ne sont pas de mise. Tout sonne juste, impeccablement juste, parce que tellement vrai, tellement humain.
Le temps, les regrets, les éventualités perdues, une vie, deux vies qui se retrouvent coincées dans le passé de l’une d’entre elles. Une morte, un fantôme, de plus en plus présent, paralysant, obsessionnel. La vie bascule, le quotidien se poursuit, fissuré, de plus en plus fissuré, les craquelures se succèdent, s’intensifient, s’inscrivent subtilement dans les gestes, les regards, les silences, jusqu’à l’éventualité d’un total effondrement, pourtant jamais explicitement montré.

 

Quand le présent relit le passé
Dans 45 years, tout est en retenue, en pudeur, en subtilité et pourtant en puissance explosive. Andrew Haigh filme ses protagonistes au plus près de l’image, comme pour les sonder, les pousser à bout, tout en les protégeant à la fois, par une caméra qui saisit les moindres détails de leurs visages. Cette relation ambiguë, presque incernable, entre la caméra du réalisateur et les personnages tend le film de bout en bout; elle cadre les protagonistes, les encadre mais les laisse, en même temps, un champ ouvert à tous les doutes pour les offrir, médium de voyeuriste, aux regards des spectateurs qui sont pourtant mis à distance des émois des personnages.
Adapté de la nouvelle de David Constantine, In another country, le film marque pourtant certains changements par rapport à l’œuvre initiale, comme le fait de rajouter la fête d’anniversaire de mariage, la modification de l’âge des personnages, passé d’un peu plus de 80 ans à 70 ans, l’intrigue qui ne se situe plus dans les années 90 mais actuellement, et surtout Andrew Haigh a décidé de raconter l’histoire du point de vue de Kate.
Nommée pour l’Oscar de la meilleure actrice, Charlotte Rampling incarne à merveille le rôle de Kate; d’un port de tête, d’un regard, d’un geste, tout est dit, tout près du corps. Même prestation, tout en finesse et subtilité du côté de Tom Courtenay; un duo d’acteurs qui donne une portée supplémentaire au film. D’ailleurs, leur statut d’icônes des années 60 est une des raisons qui ont poussé Andrew Haigh à les choisir: «Cela apporte une certaine mélancolie, un sentiment qui m’intéresse beaucoup. Je pense souvent que la mélancolie que l’on ressent au sujet du passé a plus à voir avec les échecs et les déceptions du présent qu’avec le passé lui-même».
45 years, en effet, soulève et aiguise toute une série de questionnements qui ne cesseront de se succéder, chacun enclenchant encore un autre, encore d’autres, sur le couple, le temps, l’âge, l’intimité, la mélancolie du passé, le bonheur au présent, le passé de l’autre sans nous, la relecture du passé à travers le présent, la jalousie, les doutes… Et les questions se poursuivent au-delà du temps de projection.

Nayla Rached

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