Magazine Le Mensuel

Nº 3040 du vendredi 12 février 2016

à la Une

Grande bataille d’Alep. Un tournant crucial

La grande bataille qui se joue actuellement dans la province d’Alep pourrait rebattre les cartes et marquer un tournant majeur dans le conflit syrien, qui entre dans sa sixième année. Les rebelles sont en déroute, alors que l’armée syrienne et ses alliés, soutenus par les raids aériens russes, encerclent la deuxième ville du pays.
 

La province d’Alep est au cœur d’une bataille déterminante qui pourrait bien changer l’issue du conflit syrien. Cinq mois après le début de l’offensive aérienne russe en soutien au régime syrien, qui aura permis au pouvoir d’engranger plusieurs victoires, la bataille d’Alep s’avère, d’ores et déjà, cruciale, quelle qu’en soit l’issue. La deuxième ville de Syrie, sa capitale économique d’avant-guerre, n’a jamais été aussi proche d’être reprise par le régime et ses alliés depuis l’été 2012, année où la cité a été coupée en deux entre forces loyalistes à l’ouest et rebelles à l’est.
 

Sécuriser les frontières
La grande offensive pour reprendre la province d’Alep a débuté le 1er février. En trois jours à peine, le régime et ses alliés du Hezbollah libanais et des Iraniens parviennent à reprendre Nobbol et Zahraa, brisant le siège des rebelles islamistes qui isolait ces deux localités depuis trois ans. Une avancée qualifiée de cruciale, rendue possible par les raids intensifs menés par l’armée de l’air russe. Le régime accomplit ici ce qu’il n’avait pu réaliser en trois ans: couper la principale route d’approvisionnement des rebelles entre la ville d’Alep et la Turquie. Les forces loyalistes de Bachar el-Assad appliquent ici la fameuse technique du «kotel», le chaudron, chère aux Russes, qui l’avaient appliquée sur les fronts ukrainiens en 1944, avec le maréchal Joukov, de l’Armée rouge, contre les forces allemandes, en 1999, pour encercler Grozny, lors de la seconde guerre de Tchétchénie, et, plus récemment encore, à Debaltseve, en Ukraine, pas plus tard que l’année dernière. Il s’agit d’encercler la ville pour couper son approvisionnement en armes, vivres et combattants, avant de bombarder massivement les quartiers rebelles afin de provoquer la fuite des populations civiles et la capitulation des opposants assiégés.
Dans la province d’Alep, Moscou et Damas procèdent de la même manière. Depuis le 31 janvier, le régime, appuyé au sol par les forces spéciales iraniennes al-Qods, les Spetsnaz russes et les combattants libanais du Hezbollah, ainsi que des miliciens irakiens et afghans, et dans les airs par les Sukhoï russes, engrange des avancées spectaculaires.
Désormais, les rebelles n’ont plus accès qu’à une seule des deux routes qui mènent à la Turquie. La ville d’Alep, elle, est quasiment encerclée, et les rebelles menacés d’être enfermés dans la ville. Au nord, la province d’Alep est désormais coupée en deux. Ses rebelles ne peuvent désormais plus recevoir ni renforts, ni ravitaillement.
L’armée syrienne n’est désormais plus qu’à une vingtaine de kilomètres de la frontière turque. Lundi 8 février, ce sont deux nouveaux villages qui sont pris aux insurgés, à cinq kilomètres seulement de la localité de Tall Rifaat, l’un des trois derniers bastions rebelles situés au nord d’Alep, avec Aazaz et Mareh. Les batailles sont extrêmement violentes. Et les rebelles concèdent de lourdes pertes. Selon des sources de l’opposition, le Front al-Nosra aurait, à lui seul, perdu pas moins de 300 hommes dans la seule bataille de Retian, au nord-ouest d’Alep, en fin de semaine dernière.
Pris en étau, les rebelles doivent faire face à la menace kurde, venue de l’ouest. Les combattants kurdes, qui viennent de leur fief d’Efrin, situé au nord-ouest d’Alep, avancent vers l’est. Selon plusieurs sources sur le terrain, les miliciens de l’YPG − la principale force kurde en Syrie − auraient ainsi pu reprendre, avec l’aide des combattants de Jaïch al-Thuwwar des Forces démocratiques syriennes, l’aéroport militaire de Menagh, au nord d’Alep, situé en plein corridor Alep-Aazaz. La bataille aurait été très violente dans ce secteur occupé par une alliance composée des rebelles islamistes d’Ahrar el-Cham, de l’Armée syrienne libre et de Jabhat al-Chamiyah. Les rebelles pourraient ainsi être poussés à se retrancher à Aazaz, à proximité de la frontière turque.
Pour le général libanais à la retraite, Amine Hoteit, «l’offensive menée actuellement dans la province d’Alep est en droite ligne avec la stratégie globale menée par Damas et ses alliés depuis cinq mois». «Il s’agit d’une guerre globale menée sur plusieurs fronts simultanés et des axes subordonnés», explique-t-il. «Il s’agit d’éliminer de Syrie les combattants étrangers pour assécher les sources du terrorisme qui proviennent du Liban, de la Jordanie, de la Turquie et d’Irak», indique le militaire. «Au Liban, c’est fait, en Jordanie, l’objectif est presque atteint et les sources du terrorisme ont pu être asséchées de 75% jusqu’à maintenant. L’objectif militaire de la bataille de Cheikh Miskin était d’ailleurs de fermer la frontière syro-jordanienne», souligne cet expert en stratégie militaire. Le problème de la frontière syro-turque est plus compliqué, cette partie courant sur environ 850 km.

 

Couper les mains turques
Concernant le front d’Alep, le général Hoteit explique: «La stratégie syrienne consiste à opérer en deux étapes». «L’objectif est, au nord d’Alep, de prendre le contrôle de Bab al-Salameh, puis, dans une deuxième phase, de verrouiller Bab al-Hawa, grâce à la prise de contrôle du triangle constitué par Jisr al-Choughour, Idlib et Sahl al-Ghab». «Si l’armée syrienne prend le contrôle au nord d’Alep, les mains turques seront coupées, il ne restera plus qu’un bras à partir d’Iskandaran, vers Idlib».
Quant à la prise de la ville d’Alep, pour Amine Hoteit, il s’agit d’une affaire «de deux semaines, a minima, à un mois, s’il n’y a pas de pression ou d’incident majeur qui ralentissent les opérations en cours». «Lorsque l’armée va couper l’axe de Bab al-Salameh, la bataille d’Alep sera facile, car le régime syrien a beaucoup d’atouts dans sa manche», ajoute le général.
La reprise d’Alep par le régime signerait, on s’en doute, une victoire cruciale pour le       président syrien. Et inquiète beaucoup les fervents soutiens de la rébellion, l’Arabie saoudite et la Turquie. A tel point que Riyad a déclaré, le week-end dernier, être prêt à envoyer des troupes au sol, dans le cadre de la coalition internationale, suivi par les Emirats arabes unis et Bahreïn. Une hypothèse qui fait sourire Amine Hoteit. «Seul un idiot pourrait être convaincu d’une intervention militaire saoudienne au sol». «Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une idée saoudienne, d’ailleurs, mais plutôt d’une idée soufflée par les Américains», avance-t-il. Si une intervention saoudienne reste peu probable, un diplomate occidental a avoué au Financial Times qu’avec «le comportement erratique du nouveau gouvernement saoudien (et de son ministre de la Défense, Mohammad Ben Salman), on ne sait jamais».
Toutefois, dans les faits, l’Arabie saoudite et ses alliés du Golfe restent toujours empêtrés dans la guerre du Yémen et apparaissent incapables de venir à bout de la rébellion houthie.
La Turquie semblait, elle aussi, prête à en découdre, menacée sur sa frontière par l’avancée du régime syrien, mais aussi par les combattants kurdes de l’YPG, sa bête noire. La question est cependant loin d’être tranchée, car elle nécessitera, au préalable, l’aval des Etats-Unis, qui semblent plus que jamais hésitants à se lancer dans une telle bataille. Les propos du porte-parole du Département d’Etat américain, John Kirby, soulignant que le PYD, la branche politique des YPG, n’était «pas considéré comme une organisation terroriste», ont été peu appréciés par Ankara, qui a convoqué l’ambassadeur des Etats-Unis pour lui exprimer son mécontentement. Pendant ce temps, les Kurdes cherchent à relier les trois cantons d’Efrin, Kobané et Jezireh, qui leur permettraient de réaliser une unité territoriale, préalable nécessaire à leur autonomie. Si une intervention au sol semble improbable, reste à savoir si l’Arabie saoudite, la Turquie et leurs alliés livreront à l’opposition encerclée des missiles américains Tow, qui pourraient ralentir la progression du régime dans les villes.

 

Un front libanais?
Dans une analyse publiée par le Washington Institute, le géographe spécialiste de la Syrie, Fabrice Balanche, évoque aussi la possibilité, pour l’Arabie saoudite et la Turquie, d’ouvrir un autre front depuis le nord du Liban, où des groupes salafistes locaux et des milliers de réfugiés syriens pourraient être engagés dans la bataille. «Un tel mouvement pourrait menacer directement la Syrie alaouite d’Assad, à Tartous et Homs, ainsi que la principale route vers Damas».  
Les prochaines semaines seront en tout cas cruciales, tant pour le régime syrien, que pour l’avenir des discussions intersyriennes, qui doivent reprendre le 25 février à Genève. La reprise d’Alep par les forces d’Assad, en dehors du fait de lui permettre de remettre la main sur la «Syrie utile», renforcera sa volonté de ne rien céder politiquement à ses opposants. Si Alep tombe, seules la province d’Idlib tenue majoritairement par le Front al-Nosra, la Ghouta, près de Damas (tenue par Jaïch el-Islam), et une partie de la province de Deraa (front du Sud), resteront dans l’escarcelle de l’opposition.
Une opposition qui aura été laminée, sous couvert de la «lutte contre le terrorisme» et Daech, engagée par les Syriens et les Russes. Cela ne devrait d’ailleurs pas changer, si l’on se fie aux récentes déclarations de l’ambassadeur de Russie aux Etats-Unis, Sergueï Kislyak. «La seule mission» de Moscou consiste à «s’occuper de la menace terroriste» et «rien ne changera» en la matière, a-t-il rétorqué alors que l’Américain John Kerry réclamait un cessez-le-feu avant la tenue de la conférence de Munich, jeudi 11 février.
Droit dans ses bottes, Vladimir Poutine ne semble pas prêt à lâcher quoi que ce soit en Syrie. Il se murmure que le plan de Moscou consisterait à réduire le conflit syrien à une confrontation binaire, entre Daech d’un côté et Bachar el-Assad de l’autre, poussant les Occidentaux à choisir leur camp.

Jenny Saleh

Décès de la mère d’Assad
Anissa Makhlouf, la mère du président syrien, est décédée samedi 6 février à Damas, à l’âge de 86 ans, selon les médias officiels, des suites d’une longue maladie. La veuve de Hafez el-Assad se faisait soigner en Allemagne jusqu’en 2012, quand l’Union européenne l’avait placée sur sa liste noire des personnalités du régime, accusées de soutenir la répression.
Discrète et très rarement mentionnée dans la presse, lorsque son époux dirigeait la Syrie d’une main de fer, elle aurait toutefois joué un rôle important en coulisse, après la mort de Hafez el-Assad en 2000.
Née à Lattaquié en 1930, Anissa Makhlouf, institutrice de profession, avait épousé Hafez el-Assad, en 1957. Un mariage dont naîtront cinq enfants: Bouchra, la fille aînée, Bassel et Majed, décédés, Bachar, l’actuel président, et Maher, à la tête de la Garde républicaine.
Compte tenu de la guerre qui mine le pays, la présidence a renoncé à organiser des cérémonies de condoléances.

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