La
catégorie de Libanais qui peinent à boucler leurs fins de mois grossit à
vue d’œil. Sciemment ou inconsciemment, de plus en plus de familles
éliminent du panier de la ménagère des produits devenus trop coûteux.
Avant d’en arriver là, elles ont réduit, progressivement, leur train de
vie, reportant le remplacement d’une voiture, espaçant leurs voyages,
ajournant le renouvellement d’un salon ou d’un appareil électroménager.
Les gens consomment moins et moins cher. Tous les mois, des familles
voient leur statut socioéconomique se détériorer, passant de la classe
moyenne aux couches les plus défavorisées et démunies de la société. Les
acteurs économiques et sociaux se renvoient la balle et échangent les
accusations. Chacun propose des solutions partielles, à travers le seul
prisme de ses intérêts étroits et sectoriels. Les syndicats réclament
une augmentation du Smic, sans s’interroger sur les possibles
implications d’une telle mesure sur l’ensemble de l’économie (voir page
38). Le patronat ne se soucie que de ses marges de gains et du poids des
charges sociales qui pèsent sur ses comptes. Tous rejettent la faute
sur l’emploi de la main-d’œuvre syrienne, qualifiée ou sans
qualifications, qui envahit des pans entiers de l’économie.L’Etat,
premier concerné par les grands choix stratégiques, régulateur en chef
et principal catalyseur de l’activité économique, aussi bien dans les
secteurs public que privé, est inscrit aux abonnés absents. Il faut dire
que les dirigeants ont d’autres chats à fouetter en ce moment. A
quelques mois des élections législatives, ils sont occupés à s’écharper,
tantôt pour un décret de promotion d’officiers, tantôt pour des
réformes de la loi électorale. Ils sont surtout motivés par l’obsession
de perdre un peu de leur influence.Mais à quoi sert cette influence
sinon à protéger leurs intérêts immédiats, souvent au détriment de ceux
de l’Etat et du bien général? Et même si les dirigeants étaient
réellement soucieux de freiner la chute vers les abysses de la pauvreté
d’une grande partie de la classe moyenne, ils n’ont ni les compétences
ni les outils nécessaires pour le faire. Pour arrêter des choix
stratégiques et établir des plans intégrés de relance de l’économie, il
faudrait disposer de données précises et de chiffres exacts. Tous les
Etats qui se respectent sont capables de fournir, en temps réel, le
nombre de chômeurs. Ici au Liban, le pourcentage de personnes sans
emploi est une «opinion». Qui est capable de nous dire combien de
Libanais sont au chômage? Hier encore, le ministre de l’Industrie,
Hussein Hajj Hassan, affirmait que 30% de la population active est sans
travail. Si tel est le cas, nous sommes déjà au fond de l’abysse sans le
savoir.La situation n’est guère plus reluisante pour toutes les
autres données et chiffres fondamentaux et indispensables pour établir
des plans. Ceux dont nous disposons, concernant notamment les comptes de
l’Etat, remontent à 2015.Tout compte fait, avoir des chiffres
exacts c’est peut-être trop demander à un Etat qui n’a pas procédé à un
recensement de la population depuis 1932.
Paul Khalifeh