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Nº 2895 du vendredi 03 Mai 2013

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La population partagée. Le jihad en Syrie divise Tripoli

L’appel au jihad en Syrie, lancé à partir de Tripoli par le cheikh Salem Rafeï, a suscité la satisfaction ou la réprobation des habitants de la capitale du Nord, selon leurs affiliations politiques et religieuses. Magazine enquête.

«L’appel au jihad en Syrie ne présage rien de bon pour Tripoli», s’exclame cyniquement Hoda, habitante du quartier chrétien de Mina, situé en bord de mer de la ville côtière. Cette grand-mère, résidant dans une petite maison dans l’une des ruelles bordant l’église, raconte son malaise grandissant face aux changements survenus dans sa ville natale et à la multiplication des incidents confessionnels. «Je m’inquiète de plus en plus pour mes enfants que j’encourage désormais à partir. Depuis plus d’un an, l’église est protégée par l’armée durant les périodes des fêtes. Nous ne craignons pas les habitants de Tripoli mais les quelques centaines de vauriens qui y font la pluie et le beau temps. L’appel au jihad ne fera qu’attiser les tensions dans une ville se trouvant déjà au bord du gouffre», assène-t-elle.
A plusieurs kilomètres de là, à l’entrée de la ville, le cheikh Salem Rafeï est assis dans sa villa, revêtu d’une djellaba, entouré de quelques partisans. Il invoque les événements de Qoussair, en Syrie, pour justifier son appel à la guerre sainte. «J’ai appelé au jihad afin de tenter de mettre un frein à l’intervention du Hezbollah à Qoussair. On doit empêcher le Parti de Dieu de s’impliquer dans la guerre en Syrie, car il va entraîner le Liban dans son sillage, en poussant l’Armée syrienne libre (ASL, principale composante de l’opposition) à bombarder le Liban», commente-t-il.
La semaine passée, le religieux avait invité ses partisans à rejoindre les rebelles se battant en Syrie contre le régime du président Bachar el-Assad, et à apporter leur aide aux sunnites de la province centrale de Homs assiégée, tout particulièrement dans la région de Qoussair, zone frontalière avec le Liban. L’opposition syrienne a, pour sa part, accusé le Hezbollah de participer aux combats dans les zones frontalières aux côtés de l’armée syrienne. Dans une entrevue télévisée la semaine dernière, le cheikh Sobhi Toufayli, ancien secrétaire du Hezbollah, a confirmé la mort en Syrie de plus de 138 combattants appartenant au Parti de Dieu.
«En menaçant d’envoyer des combattants en Syrie, nous forçons le gouvernement libanais à prendre position contre le Hezbollah. Nous détournons également le Liban du danger grandissant de la fitna (guerre confessionnelle entre sunnites et chiites)», ajoute le cheikh Rafeï.

La rue partagée
Dans les rues de Tripoli, les avis sont contradictoires. Mahmoud, la cinquantaine, considère l’appel au jihad, prématuré. «Nous ne devons pas nous mêler à la guerre des autres qu’ils soient jihadistes ou membres du Hezbollah», critique-t-il.
Hanaa, mère de l’un des combattants libanais ayant trouvé la mort l’année dernière à Tall-Kalakh, en Syrie, se dit absolument opposée à l’appel au jihad du cheikh Rafeï. Fin 2012, près de seize combattants libanais ayant rejoint les rebelles syriens étaient tombés dans une embuscade près de la ville de Tall-Kalakh, dans la province de Homs. Hanaa habite dans la zone de Mankoubin, un des quartiers les plus pauvres de la ville et nouvelle ligne de front dans la guerre entre sunnites et alaouites de Jabal Mohsen. Elle condamne la manipulation des jeunes de la ville par les hommes de religion. «Nous voulons que nos enfants soient heureux, qu’ils puissent travailler et vivre décemment, sans être envoyés mourir en Syrie comme ce fut le cas pour mon fils», dénonce-t-elle les yeux embués de larmes.
Dans les rues défavorisées de Tripoli, des jeunes gens vêtus à la mode occidentale se regroupent devant les magasins ou sur les pas de portes, accompagnés parfois d’hommes portant des pantalons militaires et arborant la longue barbe propre aux salafistes. Un adolescent, le buste moulé dans un t-shirt serré, est assis dans un garage du quartier. Il reconnaît avoir soutenu l’appel au jihad du cheikh Rafeï, bien qu’il n’apprécie pas généralement ses positions politiques. «Nous admirons les actions du Front al-Nosra et nous voulons l’institution d’un Etat islamique (le Front al-Nosra est une organisation terroriste syrienne affiliée à al-Qaïda). Devons-nous nous soumettre au chantage du Hezbollah?» demande-t-il. Son ami Mohammad souligne, pour sa part, la volonté des jeunes du quartier de Bab el-Tebbané de combattre en Syrie, tout en ajoutant que des milliers de personnes s’étaient inscrites auprès du cheikh Rafeï.

Des milliers de volontaires?
Un autre résidant de Bab el-Tebbané, s’exprimant sous couvert d’anonymat, assure toutefois que les chefs militaires de la région avaient demandé aux habitants de la ville de rester patients, afin de donner une chance au Hezbollah de se retirer de Qoussair.
Certains hommes de religion, interrogés par Magazine, se sont montrés dubitatifs face à l’estimation faite de plusieurs milliers de combattants prêts à se rendre en Syrie. Aux yeux du cheikh Bilal Dokmak, un salafiste d’Abi Samra, la mise en place d’une troupe de 3 000 hommes exigerait un financement important non disponible pour le moment. Une autre source salafiste, s’exprimant aussi sous couvert d’anonymat assure, elle, que seuls 400 à 600 hommes se seraient inscrits auprès du cheikh Rafeï afin de rejoindre les rangs des rebelles syriens. «Dans une première phase, un groupe de vingt combattants sera envoyé clandestinement en Syrie dans les semaines à venir. C’est malheureux, l’ASL a grand besoin d’armes et d’argent et non pas d’hommes», constate-t-il.
L’ASL a, de son côté, rejeté l’appel au jihad lancé par les cheikhs salafistes libanais. «En tant que commandement militaire suprême de l’ASL, nous les remercions mais nous excluons tout appel au jihad en Syrie et nous rejetons toute présence de combattants étrangers, quelle que soit leur provenance», a affirmé Louaï Moqdad, coordinateur politique et médiatique de l’ASL. «Nous avons dit à plusieurs reprises que nous manquions en Syrie d’armes et non d’hommes», a-t-il ajouté.
A Tripoli, on affirme toutefois dans les rangs de la communauté salafiste que ce seraient les groupes rebelles combattant à Qoussair qui auraient demandé le soutien de la capitale du Nord. «Ils nous ont appelés à l’aide lorsque la situation militaire s’est détériorée de l’autre côté de la frontière», rapporte-t-on.
Selon certaines sources, le cheikh Salem Rafeï serait appuyé par les «Lijan Chaabiya», (les comités populaires de la ville), qui lui apporteraient un soutien technique pour ce qui est du recrutement des jeunes combattants. Ces comités seraient dirigés par trois principaux chefs militaires dont Hussam Sabbagh, Saad Nasri et Ziad Alouki. Samer Nasri, porte-parole des Comités populaires, a déclaré que la fatwa du cheikh Rafeï était un devoir pour chaque sunnite. «Nous sommes en stand-by pour le moment et attendons l’appel officiel des hommes de religion à la guerre sainte».
Pour Mohammad Arbass, un commerçant local de Qobbé, une autre ligne de front dans la guerre que se livrent sunnites et alaouites à Tripoli, l’appel au jihad pourrait apaiser momentanément le ressentiment des jeunes sunnites. «Il y a énormément de rancœur contre le Hezbollah dans notre communauté. L’appel au jihad pourrait atténuer les tensions pendant un certain temps. Sinon, tout le monde s’attend à un embrasement assez rapide du front de Jabal Mohsen», assure-t-il.

Mona Alami

La fatwa des cheikhs Ahmad el-Assir et Salem Rafeï appelant les jeunes sunnites au jihad en Syrie semble avoir fait des émules. Samedi passé, un communiqué portant la signature des «Hommes libres de la Békaa» a mis en garde le Parti de Dieu contre tout «mouvement hostile au peuple syrien». «Après l’ingérence directe du Hezbollah en Syrie sur ordre du régime iranien, et sous de multiples faux prétextes, et devant la passivité de l’Etat libanais et de l’Armée libanaise, nous annonçons la formation de la brigade des Hommes libres de la Békaa pour arrêter ces interventions, même si cela doit transposer le conflit en territoire libanais», a affirmé le communiqué qui a appelé les membres de l’Armée libanaise «contrôlée par le Hezbollah», à rester aux aguets contre toute tentative de s’opposer aux sunnites du Liban, même s’il faut dans ce cas déserter l’institution  militaire. Les auteurs du communiqué, précédé d’un verset coranique, ont indiqué qu’ils n’étaient pas «des terroristes ou des initiateurs de discorde».

Un devoir religieux
Le cheikh Salem Rafeï a fait part au ministre de l’Intérieur démissionnaire, Marwan Charbel, de sa volonté de retirer son appel au jihad si le Hezbollah mettait un terme à sa participation à la guerre syrienne. «Charbel m’a appelé et je l’ai assuré de notre disposition à retirer notre appel au jihad en Syrie si le Hezbollah cesse d’y envoyer des combattants», a déclaré le cheikh dans une entrevue à la chaîne LBCI. Le cheikh Ahmad el-Assir avait annoncé, pour sa part, la création des «brigades de la résistance libre». Les deux cheikhs ont émis une fatwa imposant à tout musulman à l’intérieur et à l’extérieur du Liban de se rendre en Syrie et de défendre ses habitants et ses mosquées notamment à Qoussair et à Homs. Cela en réponse «au massacre des opprimés» par le chef du Hezbollah «Hassan Nasrallah et ses chabbihas».

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