Magazine Le Mensuel

Nº 2900 du vendredi 7 juin 2013

ACTUALITIÉS

Le printemps turc a-t-il commencé? Atatürk vs Erdogan

Partie de la place Taksim, la révolte contre les dérives autocratiques et islamistes du pouvoir en place depuis plus de dix ans s’est étendue sur l’ensemble du pays. Aux premiers rangs de la contestation, les tenants d’un mode de vie à l’occidentale et les minorités marginalisées, qui se réclament de la laïcité et de la République.
 

Chaque jour, depuis 70 ans, le parc Gezi de Taksim, sur la rive européenne d’Istanbul, accueille des personnes âgées venues respirer l’air frais, des familles qui se promènent, et des vendeurs  de thé ambulants. Depuis quelques mois, les habitués du parc sont inquiets: un plan d’urbanisation, voté début 2012 par la municipalité dirigée par le Parti de la Justice et du Développement (AKP), prévoit le déracinement de 600 arbres pour permettre la reconstruction des baraques militaires de style ottoman de l’ancienne caserne Taksim. Ces bâtiments devaient abriter des centres commerciaux et une mosquée. Le 27 mai, les militants écologistes de l’Association de protection et d’embellissement du parc Gezi qui rentraient de leur réunion hebdomadaire ont remarqué qu’un bulldozer avait détruit une partie du mur d’enceinte du parc. Ils ont tout de suite réagi en se plaçant devant la machine, bien vite rejoints par d’autres militants mobilisés par les réseaux sociaux − décrits par Erdogan comme «des fauteurs de troubles». A ce moment-là, ils ne le savent pas encore, mais ils viennent de déclencher la plus importante vague de contestation que le pays ait connue depuis une décennie.
Ce simple projet de réaménagement urbain recèle bien des symboles. Le projet Taksim s’inscrit dans une politique d’urbanisation à outrance de la ville, mise en place par le gouvernement depuis plusieurs années, vivement critiquée. Le gouvernement a engagé de nombreux travaux d’envergure avec notamment la construction du troisième aéroport, prévu pour être le plus grand du monde, avec 150 millions de passagers par an, celle d’un troisième pont sur le Bosphore et d’une gigantesque mosquée d’une capacité de 30 000 places sur la plus haute colline d’Istanbul, Camlica, d’où elle surplombera le détroit du Bosphore. En apparence, ces projets pharaoniques témoignent d’une certaine forme de réussite économique sous l’ère Erdogan, avec un taux de croissance de 5% en moyenne depuis 2002. Mais pour les contestataires, cette modernisation vitesse grand V est un leurre.
Certains parlent d’islamo-capitalisme, pour décrire l’exercice du pouvoir du Premier ministre turc et de son parti. Derrière ces grands projets comme ceux plus discrets de réhabilitation urbaine, beaucoup dénoncent la mainmise de certains groupes économiques proches de l’AKP sur la ville. Erdogan, maire d’Istanbul de 1994 à 1998, est accusé de favoriser ses réseaux d’affaires dans l’attribution des marchés publics, principalement dans le secteur de l’immobilier. Le parti omnipotent semblait pourtant à l’abri d’un tel soulèvement populaire.
Au pouvoir depuis 2002, le parti a largement remporté les élections législatives de 2007 et 2011, avec respectivement 47% et 50% des voix. Si les résultats macroéconomiques sont forts, les inégalités sociales restent marquées, surtout entre l’ouest développé du pays et l’est à la traîne. A l’international, la Turquie a affirmé son statut de puissance régionale. Que ce soit sur la crise syrienne, les lendemains du Printemps arabe ou ses critiques acerbes d’Israël, Erdogan s’est imposé comme fer de lance du monde musulman. Il a ainsi profité de cette image de nouveau «sultan» pour renforcer son pouvoir à l’intérieur du pays. Un tournant qui date de 2011.
 

Autoritarisme islamique
Disposant de la majorité absolue à l’Assemblée et de la présidence, l’AKP d’Erdogan décide de porter un coup dur à la seule institution au pouvoir équivalent, l’armée (voir encadré). Les manifestations se sont enflammées contre la violence de la répression policière et la désinvolture du Premier ministre face à un mouvement qu’il décrit comme «mené par des extrémistes qui veulent nuire à la Turquie». Un symbole de l’autoritarisme d’Erdogan.
Aujourd’hui, des milliers de personnes, dont des avocats, étudiants ou journalistes, sont détenues dans l’attente d’un procès sous prétexte de lutte contre le terrorisme ou pour leur soutien à la cause kurde. Contraint par les règles de son parti à céder la direction du gouvernement en 2015, Recep Tayyip Erdogan ne cache plus son intention de briguer en 2014 la présidence du pays. Une fonction dont il souhaiterait renforcer les pouvoirs, afin de passer d’un régime parlementaire à un véritable régime présidentiel.
Le mythe d’islam politique modéré est-il en train de s’effondrer?
Depuis deux ans, l’AKP n’hésite pas à montrer son obédience à l’islam.
L’année dernière, à l’occasion d’une intervention devant les députés, le Premier ministre turc, issu de la mouvance islamiste, déclarait ainsi vouloir «former une jeunesse religieuse» en adéquation avec «les valeurs et principes de [la] nation». Face aux protestations aussitôt exprimées par l’opposition, il ajoutait même: «Attendez-vous du parti conservateur et démocrate AKP qu’il forme une génération d’athées? C’est peut-être votre affaire, votre mission, pas la nôtre. Vous ne voulez pas d’une jeunesse religieuse, la voulez-vous droguée?».
Les piliers de la République laïque
Les détracteurs les plus fervents du Premier ministre n’oublient pas également qu’il a bâti la première partie de sa carrière politique dans l’ombre de Necmettin Erbakan, au sein de formations islamistes. En 1998, il est arrêté pour avoir cité ces vers: «les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées nos casernes et les croyants nos soldats».
En juin 2012, Erdogan provoque un tollé général en proposant une loi pour réduire la période d’avortement. Vendredi dernier, l’Assemblée nationale adopte un projet de loi limitant la consommation, la vente et la publicité des boissons alcoolisées.
Retour à Taksim. La place est le cœur névralgique de la rive européenne de la métropole. Il est un haut lieu du kémalisme car y trône une statue à l’allure martiale qui commémore la guerre de libération nationale et la fondation de la République. Sur cette place, se trouve le centre culturel Atatürk, autre lieu symbolique.
Fermé au public pour des raisons de structure, Recep Tayyip Erdogan a, à plusieurs reprises, souhaité sa démolition pour le remplacer par un opéra. Les artistes, malmenés depuis plusieurs années par le pouvoir en place, en rient encore. Pour tous les Turcs laïques qui voient dans ce temple de la culture républicaine un bastion à défendre, la construction d’une mosquée sur la place est naturellement perçue comme un sacrilège.
Le quartier de Beyoglu, le Pera historique, qui part de Taksim, donne déjà un aperçu du modèle de société vanté par l’AKP. La vente d’alcool en terrasse y a été interdite, les centres commerciaux se multiplient sur l’avenue de l’Istiklal. Le superbe cinéma Emek, de type Art déco, vient de disparaître sous les coups de bulldozers. Un grand magasin avec multiplexe doit sortir de ses décombres. Taksim concentre également la concurrence des mémoires. C’est le haut lieu de la gauche turque.
Ces manifestations, qui ont déjà coûté la vie à des activistes, sont pour les kémalistes, nostalgiques du culte de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie en 1923, une revanche.
Jusqu’où peut s’étendre ce mouvement? Les étudiants, qui terminent vendredi 28 juin l’année universitaire, devraient être nombreux à rejoindre le mouvement en cours de route. La police s’est arrogé le droit de faire régner l’ordre sur les campus et le gouvernement a également ouvert la possibilité de construire des mosquées au sein des universités, une double intrusion mal vécue dans les milieux étudiants. Et la détermination des manifestants ne fait que s’accentuer. Celle d’Erdogan, également. 


Julien Abi Ramia
 

L’Armée mise au pas
Jeudi 12 avril 2012, la police et la justice turques ont conduit une rafle de grande ampleur dans plusieurs villes de Turquie, pour arrêter une trentaine de militaires ayant participé à une intervention militaire soft qui est néanmoins parvenue, il y a 15 ans, à mettre un terme au gouvernement de Necmettin Erbakan, le leader historique des islamistes turcs. Ces arrestations sont la conséquence d’une enquête ouverte par le parquet en novembre 2011, suite à des plaintes déposées par plusieurs centaines de personnes. Parmi les victimes du coup de filet du 12 avril, figurent une douzaine de colonels et cinq généraux.
L’Armée turque a du mal à s’en relever.

L’éveil des alévis
Le mouvement de contestation agrège aujourd’hui des groupes très divers, plus ou moins politisés, unis par une même 
détestation du gouvernement d’Erdogan. Les alévis sont l’un de ces groupes. Minorité 
religieuse très particulière à la Turquie 
anatolienne, ils sont issus d’une branche hétérodoxe libérale de l’islam chiite, issue des invasions perses et forte d’environ 10 à 15 millions de personnes dans le pays.
Leur pratique culturelle originale − pas de 
pèlerinage, pas de jeûne, pas d’interdits alimentaires, mixité − les place dans une position particulière dans ce pays à grande majorité sunnite. Les alévis s’estiment 
victimes de discriminations: leur croyance n’est pas reconnue, pas plus que les cemevi (maisons de réunion) ne jouissent du statut de lieu de culte.

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