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Nº 2979 du vendredi 12 décembre 2014

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Le Liban, un maillon dans la chaîne du trafic. Sur les routes du Captagon

Prisées par les combattants syriens pour tenir au combat, ces pilules d’amphétamines font l’objet, depuis trente ans, d’un trafic international qui relie la Bulgarie aux pays
du Golfe, en passant par la Turquie, la Syrie, le Liban et la Jordanie. Entre laboratoires secrets, porte-conteneurs et postes de douane, Magazine vous emmène sur les traces de cette drogue, simple à fabriquer, dont le commerce génère plusieurs millions de dollars chaque année.

 

Le 25 novembre, la brigade des stupéfiants, rattachée aux Forces de sécurité intérieure (FSI), a annoncé avoir effectué l’un de ses plus importants coups de filet dans sa lutte contre le trafic de Captagon. L’avant-veille, trois suspects activement recherchés ont été interpellés: un Palestinien de 52 ans, Mahmoud Khalaf, un Syrien de 40 ans, Sami Qannas et, surtout, un Bulgare, Boris Karbozov. Agé de 47 ans, Karbozov avait été identifié, depuis plusieurs années, par les services de sécurité des pays du Golfe comme l’un des plus dangereux fabricants de drogue au monde. Avant son arrestation, il s’était rendu ces derniers mois dans plusieurs pays de la région. Au Liban, où sa trace a été retrouvée dans plusieurs hôtels autour de Beyrouth, et en Arabie saoudite, pour exercer ses talents de chimiste. Les autorités saoudiennes ont transmis son dossier à leurs homologues arabes il y a quatre mois. Début novembre, Riyad donne l’alerte et envoie un câble de sécurité à Beyrouth: Karbozov va se rendre au Liban dans le courant du mois pour superviser la fabrication et la contrebande de Captagon. Filé dès son arrivée sur le territoire, il est donc arrêté le 23 novembre, avec ses deux partenaires.
 

La Bulgarie et la Turquie
Karbozov explique aux enquêteurs être venu au Liban sur demande de Qannas, lequel lui a réclamé de lui construire une machine de fabrication de pilules de Captagon et d’envoyer la cargaison en Jordanie. Il ajoute que Khalaf s’est rendu chez lui, en Bulgarie, pour finaliser l’échange de bons procédés. Karbozov expliquera que l’un des membres de son réseau, qui devait réceptionner la marchandise en Jordanie et la faire passer dans les pays du Golfe, a soudain disparu des écrans radar, craignant d’avoir été repéré par les autorités jordaniennes. Au cours de son interrogatoire, le chimiste bulgare a donné le nom d’une dizaine d’autres membres de son réseau, installés sur l’ensemble de la région.
Les aveux de Karbozov décrivent un trafic installé depuis trois décennies. Le fait qu’il soit bulgare ne doit rien au hasard. Passerelle entre l’Europe et le Moyen-Orient, la Bulgarie a longtemps été considérée comme la plaque tournante du trafic international d’amphétamine, le principal ingrédient des pilules de Captagon en circulation. Entre 2001 et 2011, les autorités bulgares découvrent une trentaine de laboratoires industriels clandestins, selon l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT). Pendant une trentaine d’années, les trafiquants bulgares écoulent leur production d’amphétamine dans les pays arabes sous le nom générique de Captagon, du nom d’un médicament dont la commercialisation a cessé il y a trente ans. Aujourd’hui, la Bulgarie, qui a lancé son trafic au Moyen-Orient, ne fait que vendre son savoir-faire car la production s’est progressivement déplacée vers le sud, de la région de Plovdiv vers la Turquie frontalière.
Depuis 2002, le nombre de pilules de Captagon interceptées en Turquie se compte en millions. En 2006, où les premières unités de production y ont été découvertes, les autorités turques ont intercepté 20 millions de pilules. En 2011, plus d’un million de pilules sont interceptées, soit 75% des saisies effectuées en Europe, mais elles ont chuté cette année-là car, plus au sud, la guerre qui a débuté a ouvert des portes inespérées.

 

La Syrie, l’usine à pilules
Les fabricants et les passeurs de Captagon ont très vite calculé les profits qu’ils pouvaient tirer de la déstabilisation de la Syrie. Le terrain de jeu rêvé, avec une police occupée à autre chose et des frontières avec la Turquie et le Liban, poreuses à souhait. C’est pour cette raison que les trafiquants ont, dès le début de la guerre, installé leurs unités de production autour de Homs et dans la région du Qalamoun au sud, ainsi que près de la frontière turque au nord. Si l’essentiel de la production de Captagon est encore aujourd’hui destiné aux consommateurs du Golfe, la guerre en Syrie a créé deux nouveaux marchés parallèles.
Le Captagon est avant tout un excitant qui a pour effet de supprimer les sensations de faim et de sommeil. Parfait pour un combattant qui tient à rester alerte, de jour comme de nuit, en toutes circonstances. Ceux qui ont approché les combattants ayant consommé du Captagon les décrivent d’infatigables machines de guerre, aux yeux hallucinés, insensibles à la douleur. De l’adrénaline puissance dix. Ces pilules sont devenues de véritables armes de guerre, parce leur trafic sert également à financer l’achat d’armes plus conventionnelles.
Lequel des deux camps contrôle la production de Captagon en Syrie? La question est à double tranchant. Quand les uns pointent du doigt les activités présumées du Hezbollah dans le trafic de drogue, les autres disqualifient les rebelles les plus enragés en les décrivant comme un ramassis de toxicomanes. Des opinions qui ont plus à voir avec la propagande de guerre qu’avec la réalité du terrain. La vérité, c’est que, comme l’argent, la drogue n’a pas d’odeur. Son trafic est essentiellement un marché d’opportunité. En d’autres termes, le dealer vendra sa came à l’acheteur, quel qu’il soit. Tout juste peut-on affirmer avec certitude que les trafiquants de Captagon profitent de l’aubaine. La Syrie, qui a longtemps été un point de passage, est aujourd’hui le plus gros pays producteur. Pour écouler le reste de la marchandise, les passeurs passent par le Liban.

 

Le Liban, la plaque tournante
Le colonel Ghassan Chamseddine, qui dirige la brigade libanaise des stupéfiants, est confronté au trafic de Captagon depuis trois ans. Les chiffres dont il dispose montrent une augmentation sensible des saisies. En 2011 et 2012, la brigade a intercepté un million de pilules; en 2013, elle en saisissait 12 millions. Pour l’année 2014, on devrait dépasser les 50 millions. Des statistiques affolantes que le colonel attribue à la guerre en Syrie. «La majeure partie du Captagon saisi depuis le début du conflit vient principalement de l’autre côté de la frontière. Ils utilisent le Liban pour faire passer la marchandise vers les pays du Golfe». Les Libanais ne sont pas de gros consommateurs de Captagon, préférant le haschisch en bien plus grande circulation. Durant la dernière décennie, les barons traditionnels de la drogue au Liban, libanais et syriens, ont installé plusieurs unités de production de Captagon sur l’ensemble de la Békaa. Depuis le début du conflit voisin, les barons ont déplacé de nombreuses unités à l’intérieur du territoire syrien.
Les saisies de Captagon au Liban s’effectuent principalement au port de Beyrouth par lequel les trafiquants envoient leur marchandise vers le Golfe dissimulée dans des machines industrielles comme les chaudières ou les fours, à l’aéroport où les voyageurs transportent les pilules dans des cargaisons de denrées alimentaires par exemple et dans des camions de marchandise.
Le prix d’une pilule varie selon les tendances du marché. Elle peut s’acheter à cinq dollars en Syrie, huit dollars dans les pays environnants comme la Turquie, la Jordanie et le Liban, et entre 10 et 20 dollars l’unité dans les pays du Golfe. La loi du marché est à son paroxysme. A titre de comparaison, c’est à peu près le prix d’un sachet d’herbes au Liban. Le rapport coût de fabrication-prix de vente est extrêmement avantageux. Le Liban est un lieu de passage privilégié pour le Captagon. A partir de la Syrie, les trafiquants font également passer leur marchandise par la route à travers la Jordanie. Du 1er au 18 novembre, les autorités jordaniennes ont saisi près d’un million de pilules de Captagon près de la frontière avec l’Arabie saoudite, là où plus de la moitié de la production échoue.

 

L’eldorado du Golfe
Le 11 novembre dernier, dans la localité saoudienne d’Afif, située à 400 kilomètres à l’ouest de Riyad, la femme d’Okab el-Oteini épluche les pommes de terre que son mari a achetées au marché aux légumes de la ville. Toutes, sauf une qui l’intrigue. Elle semble avoir été coupée en deux et recollée. En décollant les deux morceaux, elle découvrira, stupéfaite, un sachet en plastique contenant des dizaines de pilules blanches frappées d’un sceau. Elle appelle immédiatement la police. Dans la pomme de terre évidée étaient dissimulées 460 pilules de Captagon. Oteini expliquera aux enquêteurs que le tubercule venait d’un sac de 10 kilogrammes de pommes de terre produites au Liban.
Cette découverte cocasse ne représente qu’un grain de poussière car, en réalité, 64% des saisies d’amphétamine dans le monde sont effectuées en Arabie saoudite. Le royaume est de très loin le premier marché mondial d’amphétamines. Chaque année, 55 millions de pilules de Captagon sont interceptées. Les responsables saoudiens expliquent en off que ce chiffre ne représente en fait que 10% de la marchandise en circulation dans le pays. Deuxième marché du Golfe, les Emirats arabes unis et Dubaï. Le 17 novembre, trois Syriens sont arrêtés alors qu’ils tentaient de faire passer 17,7 millions de pilules dissimulées dans six presses à bois. Il s’agit là, selon la police locale, de la plus grande saisie de l’année.
Si le Captagon augmente la vigilance, procure une euphorie débordante, il crée surtout une dépendance dont il est extrêmement difficile de sortir. En Syrie, tous les excitants sont bons pour le combat. Depuis quelques semaines, les autorités turques indiquent que de plus en plus de camions remplis de boissons énergisantes franchissent la frontière avec la Syrie.

Julien Abi Ramia

La Bulgarie, là où le trafic a commencé
En 2009, le journaliste d’investigation bulgare, Hristo Hristov, publie L’Empire des sociétés communistes de commerce international. Dans cet ouvrage, qui s’appuie sur des documents déclassifiés datant de l’époque du régime communiste en place, l’auteur décrit comment l’appareil d’Etat et les services secrets en Bulgarie se sont impliqués dans la production et le commerce de drogues synthétisées vers le Moyen-Orient via des sociétés-écran offshore depuis 1978. Dans son livre, Hristov publie les extraits d’un contrat signé en 1981 par les deux plus importantes compagnies pharmaceutiques du pays portant sur la production en masse de Captagon.
Un autre document révèle que le premier chargement de drogues synthétiques entre l’Allemagne et le Moyen-Orient, via la Bulgarie, a été organisé, en coopération avec les services secrets, par un immigrant syrien, Ismet Shaban, arrivé à Sofia avec sa famille dans les années 60. Shaban, qui a repris seul le contrôle de ces réseaux de trafic d’armes et de drogue après la chute du régime communiste en 1989, était considéré, jusqu’à sa mort en 1998, comme l’un des plus gros trafiquants d’amphétamines d’Europe. Son fils Fatik, qui a pris le nom bulgare de Filip Naydenov, a repris le flambeau avant de se faire assassiner en 2003 à Sofia.

Des pilules faciles à fabriquer
Fabriquer du Captagon est d’une simplicité rare. Il suffit d’avoir quelques notions de chimie et le matériel adéquat. L’amphétamine de base est une huile végétale volatile incolore insoluble dans l’eau que l’on tire de l’éphédra, un arbuste qui pousse en Méditerranée. Les trafiquants préfèreront l’éphédrine, plus répandue. A ce liquide, on ajoute un acide, chlorhydrique par exemple, pour obtenir un sulfate, un sel blanc cassé qu’il suffit de comprimer. Dans les laboratoires clandestins, les autorités trouveront des machines de fabrication de bonbons dont la tête a été changée. Certaines de ces machines peuvent produire 100 000 pilules par jour. Les pilules fabriquées, auxquelles ont été ajoutées des substances dérivées comme le haschisch ou la caféine, sont ensuite conditionnées pour solidifier le cocktail chimique. 
 

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