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Nº 2993 du vendredi 20 mars 2015

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Ghassan Salhab au cœur de La Vallée. Et dans l’œil du cyclone

Après La Montagne, Ghassan Salhab présente, dès le 22 mars, au cinéma Métropolis, le second long métrage de sa trilogie. La Vallée, mettant à l’affiche, entre autres, Carlos Chahine, Carole Abboud et Fadi Abi Samra, plonge le spectateur dans un état de menace permanent et incernable.
 

Une route déserte dans un paysage qui semble aride. Un homme au regard perdu, au visage émacié, chemise blanche et gouttes de sang. Errant. Amnésique. Un étranger. Etranger à lui-même, à l’endroit où il s’est retrouvé et à ce groupe de personnes qui vont l’accueillir, après qu’il les a aidées à faire démarrer leur voiture. Ils sont tellement réticents à le faire, mais ils l’accueillent dans le domaine qu’ils habitent au cœur de la vallée de la Békaa. Dès l’entrée dans le domaine, des hommes armés. Rapidement, on se rend compte qu’ils se prêtent à une activité illégale… Ce n’est pas une question d’intrigue ou de secrets à découvrir. Ce n’est pas non plus une question d’histoire que Ghassan Salhab nous raconterait ou de personnages qui répondent à des représentations symboliques. Le spectateur, à l’instar des personnages, est plongé dans l’incertitude, dans une zone ni jamais noire, ni jamais blanche. Même pas grise. Une situation, des situations. Des états de fait qui semblent dépasser les personnages et les spectateurs. Ce n’est ni confortable ni véritablement stressant. C’est une impression particulière qui s’installe dès le début du film et qui durera tant que durera le film et même au-delà.
Une impression de menace, une ambiance de menace permanente qui n’éclate jamais réellement, malgré l’explosion finale, malgré les «retournements de situation» qui donnent au film cette impression d’évoluer tout en restant sur place, comme s’il glissait d’un genre cinématographique à un autre, toujours insaisissable. Mais il ne s’agit pas toutefois de genres, comme l’explique Ghassan Salhab, mais de pénétrer dans un monde, dans le monde de ces gens-là qui ne sont pas de l’endroit où ils se trouvent effectivement, isolés, ou amnésiques, dans la vallée de la Békaa. Toutes ces contradictions, toutes ces oppositions créent, façonnent cette tension permanente, cette ambiance de menace, sur laquelle oscille le spectateur, et que le cinéaste a voulu instaurer, non comme une simple intention, mais comme quelque chose qui se répand, qui se distille, qui s’impose, qui dépasse les personnages, et dont on ne sait pas l’origine exacte, car la menace vient de partout. Elle vient même, contradictoirement, de l’espace ouvert, très ouvert, de la vallée de la Békaa, du domaine, de chaque pièce même ornée de larges baies vitrées qui laissent pénétrer la lumière du jour ou le mystère de la nuit. Un espace dans ses multiples divisions qui est une partie intégrante du film, tout comme la bande-son l’est dans son entité. Tout comme chaque menu détail dans le film, que ce soit ce «O» esquissé par l’amnésique, l’attachement au rituel du manger, le dessin de la jeune fille… «Tous ces détails ouvrent, mais on ne sait pas sur quoi. Je n’ai jamais voulu que ce soit une tension qui se relâche». Et elle ne se relâchera pas.

 

Lumière, désastre et solitude
Cet état de menace, «le cinéma étant une métaphore, est évidemment une allégorie. Un film c’est des sédimentations, des couches, des strates, explique Salhab. Par le biais de cette merveilleuse chose qu’est le cinéma, on trouve des manières de le dire à l’intérieur d’un même film». Le suggérer, mais ne jamais l’expliquer. «Je ne fais pas de cinéma informatif. Nous, nous savons ce que sont ces deux chaînes de montagnes qui enserrent la vallée; il y a d’un côté ce qui se passe en Syrie et de l’autre côté Israël. Cela fait partie de ce paradoxe étrange dans lequel on vit. On est dans un éclat de lumière, presque douce et, pourtant, le désastre menace d’une manière permanente. Au Liban, nous sommes constamment à nous demander c’est quand le prochain désastre». En préparant le film, Ghassan Salhab avait toujours en idée ce souvenir, cette phrase qu’un de ses amis lui a lancée, un jour sur la Corniche, au début des années 80, où il faisait un temps magnifique au cœur des bombardements. «Il me dit: regarde sous quel climat se joue cette tragédie. C’est exactement ce paradoxe; nous ne sommes pas dans un pays où règnent les ténèbres. Mais c’est une lumière à laquelle on ne contribue pas, elle est là».
Au cœur du domaine de la vallée, Carole Abboud, Fadi Abi Samra, Mounzer Baalbaki, Aouni Kawas, Yumna Marwan reçoivent à leur table, partagent leur dîner avec Carlos Chahine, cet amnésique, cet étranger, qu’ils ont recueilli et dont ils se méfient. On pourrait avoir l’impression, une impression vite dissolue, qu’ils sont une famille, une bande, mais ce sont plus «des êtres séparés dans leur solitude, chacun à sa manière». Tout au long de son œuvre cinématographique, Salhab se penche sur la solitude des êtres. «Ce n’est pas pour me plaindre, mais c’est un fait. Cet amnésique dont on ne sait rien, ces gens dont on n’en sait pas plus finalement, sont autant de solitudes, d’autant plus qu’ils ne sont pas de là, de la Békaa où ils se trouvent pour une raison spécifique. C’est comme si je prenais les gens à un moment de leur vie. Je ne m’intéresse pas à leur passé, je n’en parle pas aux acteurs, et je ne tiens pas à ce que le spectateur le sache. Comme disait le cinéaste Kiorastami, je mets des trous dans mes films et le spectateur les remplit ou pas. Parce que je pense que lorsqu’on définit trop les choses, le spectateur est dans un confort et du coup la tension se relâche».
En 2010, Salhab écrit et réalise La Montagne. C’est en tournant ce long métrage, à Ouyoun el-Simane, que lui revient en tête ce vieux projet expérimental et les images d’un accident, d’un homme qui marche, qui a perdu la mémoire. «J’ai alors senti la nécessité de poursuivre en dehors de Beyrouth que je n’arrivais plus à voir et où j’étais dans l’incapacité de filmer. Et comme l’espace n’est jamais un décor chez moi, mais une entité vivante, La Vallée m’est venu et presque tout de suite La Rivière, qui est aussi un lieu hors de Beyrouth». La Montagne, La Vallée et La Rivière forment une trilogie, ou plutôt un triptyque, comme aime le dire Salhab, qui ne poursuivent pas pour autant, «mais qui sont travaillés par cet état de désastre qui est autant intérieur qu’extérieur».
Des lieux hors de Beyrouth, pourtant dans La Vallée, la ville est toujours présente, d’une manière ou d’une autre, dans cette vaste désolation qui s’installe à l’écran, dans la rareté des mots et la suggestion des images. «La puissance du cinéma, affirme Ghassan Salhab, c’est de pouvoir faire sentir sans montrer. C’est la puissance du hors-champ, de ce que ça peut tout de suite évoquer et invoquer chez le spectateur. J’essaie de donner au cinéma toutes ses capacités dans la mesure du possible, de provoquer les sens et la sensation du spectateur, plutôt que sa compréhension», si le spectateur veut bien se laisser aller.

Nayla Rached

The Valley sortira dès le 22 mars au cinéma Métropolis, à l’Empire Sofil.

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