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Nº 2996 du vendredi 10 avril 2015

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HORIZONS

Moultaka Ibn Ruchd. Discussion autour de l’héritage du penseur

Shams, Assabil et Transverscité ont organisé pour la troisième année consécutive les Moultaka Ibn Ruchd, Rencontres d’Averroès, tables rondes de discussion et d’échanges réunissant historiens, sociologues, politologues, journalistes, intellectuels et artistes. Le thème du débat: Je suis Ibn Ruchd ou la portée de l’héritage de ce penseur dans notre monde contemporain, et notamment sur les sujets particulièrement actuels autour de la liberté d’expression.
 

«Le dialogue interculturel, qu’il soit local, national ou international, est aussi essentiel que la respiration et la vie dans nos sociétés soumises à la vélocité des communications mondialisées. Le Liban, plus qu’un autre pays, connaît très bien «l’effet papillon», le retentissement à proximité d’un événement mondial. Les Moultaka Ibn Ruchd, initiées à Beyrouth en 2012, à partir des Rencontres d’Averroès de Marseille, s’attachent à analyser des faits de société pour une meilleure compréhension du monde dans lequel nous vivons au Liban et dans la région méditerranéenne, le monde auquel notre pays appartient». C’est ainsi que les initiateurs de ces tables rondes présentent leur initiative qui répond à des questions que tout citoyen se doit de se poser à l’heure où le monde se radicalise et passe par une phase très délicate de son histoire.
La troisième édition de Moultaka Ibn Ruchd a donc posé la question essentielle, celle de savoir qui est Ibn Ruchd en 2015. Les intervenants: historiens, sociologues, politologues, journalistes, intellectuels et artistes ont rappelé la personnalité de cet homme, le travail de sa pensée, sa transmission au monde arabo-musulman autant qu’au monde chrétien. Ils s’interrogent sur la portée de cet héritage, en quoi il éclaire notre réalité contemporaine et aussi les menaces, les défis de la liberté d’expression.
Une première table ronde autour du thème Je suis Ibn Ruchd vs je suis Averroès a eu lieu. Un bref aperçu de qui était en son temps Averroès, symbole de l’ouverture d’esprit, lui qui a été pourchassé par ses compatriotes et ignoré par les autres. «L’Europe était à l’époque gouvernée par le fanatisme chrétien, l’islam modéré cherchait une ouverture vers un monde de liberté. Aujourd’hui, la liberté de pensée et d’expression dont l’Occident fait la promotion est devenue symbole de modernité et de civilisation. Cette liberté a-t-elle des limites? Où commence et où s’arrête la liberté d’expression? Quand la liberté d’expression qui provoque la violence reste-t-elle libre? La violence écrite ou verbale est-elle mieux acceptée que la violence physique? Un équilibre dans cette liberté peut-il exister entre l’Occident et l’Orient?».
Malek Chebel, anthropologue des religions et psychanalyste, auteur d’ouvrages spécialisés sur le monde arabe et l’islam, considère qu’il n’existe aucun lien entre Ibn Ruchd et la laïcité à la française. «Celle-ci, dit-il, est un modèle de laïcité programmé en soi, presque une idéologie, avec son côté péremptoire et définitif. Ibn Ruchd est un univers de pensée, dans une période donnée, avec une apocalypse dans l’Andalousie de l’époque, et la laïcité est un combat, un corps à corps avec l’Eglise toute puissante et dominante au XIXe siècle. Les Français, en tant qu’Etat-nation, ont voulu se débarrasser du poids exagéré, trop intrusif de la  religion catholique en France. Ibn Ruchd a été victime d’une théologie fondamentaliste mais non fondée sur les mêmes bases. Tout le monde acceptait l’islam comme religion et, pour le coup, c’est un islam un peu décadent qui a voulu lui intimer l’ordre d’arrêter. Nul ne sait si ce sont les théologiens eux-mêmes qui ont voulu cette fermeture dogmatique en Andalousie à leur arrivée ou si ce sont des groupes de pression qui ont voulu poser un étau aux libres penseurs. C’est plus la pensée libre qui était en jeu que la seule laïcité. Il n’y a pas qu’Averroès dans cette problématique, il appartient à une classe très aisée. Il était juge suprême, une sorte de ministre de la Justice, une très haute autorité dont on a voulu probablement condamner une politique à travers lui plus que sur ses opinions philosophiques que peu de personnes connaissaient à l’époque». Chebel a affirmé que dans le monde arabe, il est favorable à la séparation des deux corps, mais non à la laïcité. «Je suis pour l’Etat-nation et pour la revendication universelle de tout peuple de vouloir s’affranchir du dogme religieux».
Khaoula Matri, sociologue chercheuse au Centre de recherches et documentation d’information sur les femmes (Credif), a répondu à la question: pourquoi le voile? «Cela est dû au fait, dit-elle, qu’on assiste de plus en plus à une certaine rupture par rapport à cette pratique culturelle ou religieuse. Un retour de cette pratique aux années 2000, tout en transgressant la loi. En Tunisie, la loi interdit les signes confessionnels surtout dans les établissements étatiques. Malgré cela, il y avait de plus en plus d’institutrices portant le voile de manière camouflée. Je posais la question à celles qui le portaient, elles me disaient que ceci est inscrit dans les textes et que Dieu le veut… En même temps, les femmes qui portaient le voile pour se cacher jouaient un peu sur les deux registres, le camouflage, mais aussi le registre esthétique, en utilisant le voile comme outil pour être séduisante. C’est cette contradiction qui m’a poussée dans ma recherche». Revenant sur le problème de la virginité en Tunisie, Matri indique: «la liberté existe en Tunisie. Elle est arrachée, mais elle existe. Notamment une certaine liberté sexuelle. Ce qui n’était pas le cas pour la génération des mères. Un malaise social grandit sur cette question. Preuve en est: les nombreuses opérations de reconstitution de l’hymen qui renvoient plus généralement aux usages sociaux des corps féminins vierges. Malaise par rapport au fait que les femmes transgressent souvent les normes sociales, elles ressemblent à des Européennes, à des Occidentales plus qu’à des musulmanes. Il fallait que la femme tunisienne revienne à un statut respectable et respectueux dans le sens d’assumer un peu son identité musulmane».
Une autre table ronde a été organisé autour du thème La mort d’Ibn Ruchd vs la résurrection d’Averroès.
«Le monde arabe a vraisemblablement oublié l’existence d’Ibn Ruchd. L’incroyable montée du fanatisme est radicalement imputée à l’Occident. Principal coupable de la montée de son ennemi le plus féroce: un mouvement qui retrouve ses racines dans les temps perdus du Moyen Age et justifie ses actions par une lecture de l’islam ou du Coran ajustée à ses mesures. Le fanatisme est-il une réaction aux actes occidentaux? Ou découle-t-il des implantations des régimes arabes? Subissons-nous les conséquences de nos mauvaises politiques locales ou assumons-nous les erreurs des autres? Le monde arabe, voire le monde islamique, a-t-il besoin de ressusciter Ibn Ruchd ou faut-il encourager l’émergence de nouveaux penseurs à la mesure de notre monde?». Tels sont donc les thèmes discutés par les intervenants dont Roger Assaf, homme de théâtre, Samir Frangié, politologue, Walid Charara, chercheur en relations internationales, Pierre Abi Saab, journaliste, Nizar Saghié, avocat…

Danièle Gergès

 

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