Magazine Le Mensuel

Nº 3002 du vendredi 22 mai 2015

En Couverture

Le Tribunal militaire en question. Justice ou injustice?

Dans un pays où les divisions sont si profondes, il était tout à fait prévisible que le jugement rendu par le Tribunal militaire dans l’affaire de l’ancien ministre et député Michel Samaha allait déchaîner les passions des uns et des autres. L’existence même du Tribunal militaire est remise en cause et certains ont été jusqu’à réclamer l’abolition de cette juridiction d’exception. Entre les détracteurs et les partisans, loin de la polémique, le Tribunal militaire en question…

Condamné à quatre ans et demi de prison et déchu de ses droits civiques et politiques, Michel Samaha a été reconnu coupable par le Tribunal militaire d’avoir tenté de mener des actions terroristes et d’appartenance à un groupe armé. Une peine «très légère» ou «atténuée», selon certains et qui est en flagrante disproportion avec le crime commis. Pour d’autres, il y va même de la compétence du Tribunal militaire, arguant que ce crime aurait dû être déféré devant la Cour de justice.
La réaction la plus virulente à ce jugement a été incontestablement celle du ministre de la Justice, Achraf Rifi, qui a interrompu la séance du Conseil des ministres pour manifester son indignation. Il s’est déchaîné contre le Tribunal militaire, affirmant depuis le Grand sérail que «c’est un jour triste pour le Tribunal militaire. Nous ferons tout notre possible en faisant appel de cette décision. L’affaire est inadmissible. Ceci n’est pas un tribunal, ceci est une mascarade, et nous allons œuvrer à mettre fin au Tribunal militaire en prenant les mesures nécessaires. La majorité des pays ont aboli les tribunaux militaires, nous n’avons aucune raison de garder le nôtre».
 

Deux poids, deux mesures
Le ministre de la Justice, qui avait été le premier à crier son indignation, s’est quelque peu rétracté par la suite et au lieu de parler d’abolition proprement dite, il a évoqué un amendement de cette juridiction d’exception que représente le Tribunal militaire. «Toute sentence qui ne correspond pas à l’ampleur du crime commis entraîne une tension au sein de la société et légalise la criminalité». Il a appelé à un amendement de la loi sur les tribunaux militaires, partant du principe que seuls les militaires devraient être jugés dans ces instances d’exception pour des affaires liées à leur fonction seulement. A son tour, le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, a appelé à l’abolition de tous les tribunaux spéciaux, à leur tête le Tribunal militaire et au retour aux tribunaux civils.
Face au tollé suscité par le fameux jugement, quelques voix se sont élevées prenant le contre-pied de la campagne contre le Tribunal militaire. D’abord, il y a les proches et les avocats de Michel Samaha, qui avaient réclamé un acquittement et qui voient dans ce jugement une grande injustice, car Samaha avait agi à l’incitation d’un provocateur, ce qui l’exempterait de la peine maximale en vertu de la loi libanaise.
Il y a ceux qui voient la politique des deux poids, deux mesures, qui accusent les autres de ne pas voir les «peines allégées» dont bénéficient les islamistes qui, à peine incarcérés, sont relâchés ou alors ceux qui s’attaquent à l’armée, purgeant une peine de quelques mois, ou alors ceux qui, à peine arrêtés, sont libérés et reviennent chez eux dans des voitures appartenant aux plus hautes autorités de l’Etat en fanfare et trompette. On s’en souvient encore. Même ceux qui avaient été accusés de collaboration avec Israël avaient bénéficié de peines allégées.
Selon une étude juridique, le juge bénéficie d’un pouvoir discrétionnaire dans la détermination des peines allégées, que serait-ce alors dans le cas d’une tentative et non pas de crime réel. Le Tribunal militaire est seul compétent pour statuer dans l’affaire Samaha, car celle-ci implique la sécurité de l’Etat. Selon des sources juridiques, le ministre de la Justice n’est pas habilité à présenter un pourvoi en cassation car, selon l’article 56 de la loi du Tribunal militaire, cela est du ressort du ministre de la Défense.
Des voix se sont également élevées pour constater que lors de l’arrestation de Michel Samaha, le pays avait encore un président de la République et le 14 mars avait des moyens de pression. Pourquoi, dans ce cas, l’affaire Samaha n’a-t-elle pas été déférée devant la Cour de justice, s’il y avait des doutes sur l’objectivité de la justice militaire? De plus, depuis que le général Achraf Rifi est ministre de la Justice, pourquoi n’a-t-il pas présenté au gouvernement, comme l’exige la loi, un projet de loi sur la réforme des institutions judiciaires, de manière à annuler cette justice d’exception que constituent les tribunaux militaires, au lieu de mener cette campagne médiatique, alors qu’il aurait pu agir selon les règles?

 

L’avis du CSM
Selon des sources bien informées, dans l’impossibilité de notifier le général syrien Ali Mamelouk de sa convocation devant le tribunal, et à partir du moment où il a été convenu de dissocier l’affaire du chef des SR militaires syriens du cas Samaha, le principe était de juger celui-ci au lieu de laisser ce dossier traîner indéfiniment. Or, dans ce contexte, le tribunal a aussi renoncé à convoquer le témoin-clé Milad Kfoury, qualifié «d’informateur protégé» auprès du service de renseignements des FSI. L’ancien ministre et député a, de son côté, reconnu les faits, déclarant avoir été convaincu par Milad Kfoury de transporter les explosifs. Dans ces conditions, il n’y avait plus de nouvel élément possible à ajouter au dossier, du moment que les responsables syriens et le témoin-clé n’avaient aucune intention de comparaître devant le tribunal. Se retrouvant face à un dossier clos, le Tribunal militaire a rendu son jugement selon la loi qui punit ce crime d’une peine allant de 3 à 7 ans de prison. Samaha n’a donc pas bénéficié d’une peine allégée ou minimale, mais de quatre ans et demi de prison, tout en étant déchu de ses droits civiques et politiques. Le tribunal a donc tenu compte des données disponibles, sans chercher à politiser le dossier. Preuve en est que la famille et les avocats de l’ancien ministre comptent se pourvoir en cassation, qualifiant le jugement d’excessif. Sachant que ce dossier a des implications politiques dans le contexte actuel, aucun autre tribunal, ordinaire ou militaire, n’aurait pu rendre un autre jugement. A moins de faire traîner le procès indéfiniment, en attendant des développements politiques ou militaires de l’autre côté de la frontière.
Devant l’ampleur de la polémique, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a publié un communiqué rappelant que le système judiciaire comprend des voies de recours contre tout jugement contesté. Tout reproche fait à un magistrat répond à une procédure consacrée par la loi et dont la principale caractéristique demeure le secret, qui ne doit jamais être transgressé dans les médias en déclarant qu’un magistrat a été déféré devant l’inspection judiciaire, quelles que soient les raisons et les conditions. Sans intervenir sur le contenu du jugement de Samaha, une source judiciaire indique que ce n’est pas dans la rue ou dans les médias qu’on fait opposition à un jugement. «Un recours peut être présenté devant la Cour de cassation militaire qui, contrairement, au tribunal militaire, présidé par un officier, est présidée par un magistrat judiciaire, ce qui représente une garantie».

Joëlle Seif 

Entre les pour et les contre
L’ancien président Michel Sleiman s’est prononcé pour le maintien du Tribunal militaire. «Il ne faut absolument pas supprimer le tribunal militaire, indépendamment de l’affaire Michel Samaha, parce que l’armée est chargée de préserver la sécurité sur l’ensemble du territoire», a-t-il dit, au terme d’un entretien avec le ministre de la Défense, Samir Mokbel.
«Le commissaire du gouvernement près le tribunal militaire, qui est un homme de confiance, peut se pourvoir en cassation devant la Cour de cassation militaire à qui appartient le mot de la fin», a ajouté l’ancien président.
L’ancien Premier ministre Saad Hariri est revenu à la charge en commentant sur son compte Twitter: «Samaha a tenté de déclencher une guerre civile: il a été condamné à quatre ans. Wissam el-Hassan a déjoué sa tentative et sauvé tous les Libanais de la guerre: il a été assassiné. Auprès de quel tribunal peut-on faire appel de ces verdicts?».
Pour Walid Joumblatt, «le jugement légalise l’assassinat et les attentats à la bombe».
La ministre des Déplacés, Alice Chaptini, qui a été pendant de longues années présidente de la Cour de cassation militaire, s’est elle aussi exprimée pour un amendement de la loi sur les tribunaux militaires, tout en insistant sur le fait que rien n’est encore perdu du moment que le jugement passe en cassation. «Il faut atténuer ce tapage pour ne pas influencer le magistrat», a-t-elle dit, en jugeant nécessaire la présence d’un président civil à la tête du Tribunal militaire. «Sinon, il faut que tous les membres du tribunal soient du même grade», a-t-elle ajouté.

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