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Nº 3026 du vendredi 6 novembre 2015

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Jean-Pierre Filiu. «Redonner un visage à ces Syriennes et à ces Syriens qu’on a trop oubliés»

Professeur des universités en Histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences-Po, Jean-Pierre Filiu porte à bras-le-corps une cause humaine avant tout, au fil des pages de son dernier essai, Les Arabes, leur destin et le nôtre, et de la bande dessinée, La dame de Damas, dont il signe le scénario aux côtés du dessinateur Cyrille Pomès. Coup de projecteur sur La dame de Damas.
 

Pourquoi avoir écrit cette B.D. en collaboration avec Cyrille Pomès?
Après avoir travaillé avec Cyrille Pomès sur une bande dessinée documentaire, Le printemps des Arabes, et avec David B. sur une B.D. également historique, Les meilleurs ennemis – Une histoire des relations entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient (en deux tomes), j’ai eu envie de passer à la fiction et de raconter une histoire d’amour, Roméo et Juliette dans la révolution syrienne. La fiction, pour retrouver d’abord une liberté que je n’avais pas dans le documentaire, car comme historien, je suis très exigeant avec les faits et les donnes. Ensuite, pour raconter une histoire simple et universelle, celle d’un Syrien et d’une Syrienne qui s’aiment malgré tout dans la révolution, qui sont du même groupe. Donc, il ne s’agit pas d’histoire de telle ou telle confession, mais c’est la fatalité tragique, comme chez Shakespeare, qui fait que l’un se retrouve du côté de la révolution et l’autre du côté du régime, que les familles se polarisent et cherchent à les éloigner l’un de l’autre, alors qu’ils s’aiment à la folie. J’ai pensé qu’en racontant une histoire aussi forte, car universelle, on redonnerait un visage, une parole, une réalité à ces Syriennes et à ces Syriens qu’on a trop oubliés.
J’ai choisi Daraya, cette banlieue de Damas, parce qu’elle est le berceau de la non-violence. C’est là où, pour la première fois, on a donné des fleurs et des roses aux hommes d’Assad (Bachar, ndlr), en espérant qu’ils ne tireraient pas. Daraya reste aujourd’hui, malgré tout ce qui la frappe, un endroit où la non-violence est vivace. C’est un quartier assiégé par le régime mais, par exemple, il y a très peu de temps, ils ont mis en place une bibliothèque souterraine pour fournir aux habitants du camp, au-delà des nourritures matérielles, des livres, revues, magazines… Il y avait un militant révolutionnaire qui trouvait tout à fait cohérent, avec son engagement de révolutionnaire, de conseiller des lectures aux habitants pendant le siège. C’est ce qui, à mon sens, est extraordinaire dans la révolution syrienne et qu’on ne voit plus. Dans cette histoire, les héros sont des gens ordinaires qui ont des émotions dans lesquelles nous pouvons tous nous reconnaître, l’amour évidemment, la soif de liberté, l’émancipation et la conviction que nous pouvons vivre mieux demain qu’aujourd’hui, et qui sont au cœur de tout mouvement de revendication, de réforme, de révolution.

«Ce n’est pas une guerre civile, c’est une révolution». Une phrase dans la B.D. en écho à cette dame de Damas?
La dame de Damas est le titre d’un poème que j’ai écrit pour le 2e anniversaire de la révolution syrienne, qui reprend, au fond, ce que disait un grand poète français pendant l’occupation: «Sur les murs de la ville, j’écris partout ton nom». C’était Liberté et là c’est Révolution, ce qui veut dire tout à fait la même chose. Ces gens, descendus dans la rue à Daraya et ailleurs, au printemps 2011, ne voulaient même pas la chute du régime; ils voulaient une vie normale.
Je me suis infiltré dans des secteurs tenus par les forces révolutionnaires et la plupart des militants n’ont pas un discours qui va vers les étoiles. Ils veulent simplement une vie normale que le régime ne leur permettra jamais. C’est cette dynamique révolutionnaire qui est au cœur de la Syrie aujourd’hui, du drame syrien. Ne pas la voir, c’est se condamner à la guerre civile. Et le Liban sait bien qu’une guerre civile n’est jamais finie, on la porte toujours en soi, c’est une plaie ouverte.
Personne ne peut considérer que le régime Assad a un avenir. Il faut passer à un autre. Pas la peine d’aller chercher dans les livres ou les grandes théories, mais revenir à la base, aux coordinations locales, le manifeste des «tansikiyat», plateforme de ce que pourrait être une Syrie libre demain. On ne parlait pas des islamistes et des jihadistes; c’est le seul espoir pour la Syrie, et donc pour la région. On voit bien qu’aujourd’hui, à force de parler de guerre civile, on est arrivé à quelque chose d’encore pire, une invasion étrangère, une guerre d’occupation.

Quel a été l’écho de la B.D. en France?
Il se trouve qu’elle a été publiée pour le 2e anniversaire des bombardements chimiques, alors qu’aujourd’hui, Daech a tout recouvert et on a oublié toutes les horreurs d’Assad; certains sont même prêts à lui pardonner ses crimes impardonnables, imprescriptibles, contre l’humanité. On voulait montrer la révolution d’avant-Daech et la Syrie d’avant les bombardements chimiques, à la fois pour rappeler au monde qu’on est arrivé au désastre actuel, mais aussi pour rendre cet hommage aux femmes et aux hommes toujours en vie, qui luttent toujours là-bas.
La B.D. a trouvé son public et a été relayée par plusieurs médias télévisés et radiophoniques. J’ai été très touché par certains intellectuels qui l’ont lue, ont été émus par cette réalité et m’ont dit qu’ils ont découvert une Syrie, soit qu’on a oubliée, soit qu’on n’a jamais connue. Et c’est le plus grand des compliments.

Tout cela contrebalance un peu l’idée de la «malédiction arabe»?
Comme historien, par définition, je ne peux pas croire à la fatalité. L’histoire, c’est ce que les femmes et les hommes font. J’étais très proche de Samir Kassir, et on sait tous les pages qu’il a écrites sur le malheur arabe. Lui non plus ne parlait pas de malédiction mais, au contraire, d’une succession, d’une accumulation de violence, de brutalité, d’oppression, de trahison, qui avait abouti à ce qu’il appelait ce «malheur arabe». Ce qu’on montre dans cette histoire, c’est que d’autres histoires étaient possibles, si la non-violence avait été une stratégie gagnante, et elle aurait pu l’être face à une bande moins déchaînée que celle d’Assad, si le monde avait voulu entendre les Syriennes et les Syriens plutôt que de polariser sur la propagande des plus violents, car les plus impressionnants…
Quand il m’arrive, comme tout le monde, de perdre l’espoir, de me dire qu’après tout, on n’y arrivera pas, j’appelle les Syriens là-bas, c’est-à-dire ceux qui sont dans la pire des situations. Déjà, ils me demandent comment je vais, ils ne me parlent pas d’eux. Mais moi, je veux savoir comment ça se passe pour eux; «so3bé», «c’est difficile», me disent-ils, et alors là, je n’ose pas imaginer comment ça se passe. Ils ont compris que ce que ces monstres veulent leur arracher, que ce soit Daech ou Assad, c’est leur humanité. Donc, ils auront toujours de l’humour, de la bonne humeur, car c’est ce qui fait qu’ils sont encore des femmes et des hommes. Et quand moi-même je perds l’humeur, je parle avec eux et je retrouve le moral. C’est ce qui est extraordinaire, parce que, justement, on n’est pas du tout dans la martyrologie et, pourtant, ils ont tellement payé. Nous sommes dans la célébration de la vie. C’est ce que nous avons voulu faire avec cette B.D, célébrer cette vie, malgré tout, même à Damas, pendant la révolution, même sous les bombes… On peut quand même espérer que la vie l’emporte. A la fin.
 

Propos recueillis par Nayla Rached
 

Extrait de La dame de Damas
«Je suis né sous le père / J’ai grandi sous le fils / J’ai dû chanter leur gloire / J’ai enduré leurs vices / Jamais de jamais je / N’aurais cru voir leur fin / Jamais de jamais je / N’aurai cru vivre enfin… La dame de Damas s’est levée ce matin / Liberté dans les cœurs, aube à portée de main / Cette dame je le chante, c’est la Révolution / Sur les murs de Syrie j’écris partout son nom».

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