Magazine Le Mensuel

Nº 3083 du vendredi 3 novembre 2017

à la Une Temps fort

Une gestion surréaliste. Le gaspillage au cœur de l’état

Seul pays au monde où le budget est voté après que les trois quarts des fonds aient été dépensés, le Liban connaît une corruption inédite. Gaspillage, conflits d’intérêts, administrations désuètes… Où vont les deniers publics et qui en profite? Enquête.

 

Octobre 2017. Après 12 ans d’interruption, le gouvernement vote un budget qui présente plusieurs lacunes tant sur la forme que sur le fond. Ces imperfections budgétaires justifient le gaspillage de l’argent public. Au niveau de la forme, un tel vote représente une violation de la Constitution, qui précise que le projet de budget de l’année en cours devrait être transmis au Parlement au début de la session législative de l’année qui précède (dans ce cas-là en 2016).
D’après Jean Tawilé, président du Conseil économique du parti Kataëb, «il n’y a aucun sens à ce que le budget de 2017 soit examiné et voté, puisque le gouvernement est supposé débattre de celui de 2018. Mais lorsque les intentions ne sont pas ce qu’elles devraient être, l’essentiel est de montrer qu’il s’agit d’un «exploit» hors normes». Or, un tel accomplissement s’avère vide de sens et il conviendrait de rappeler la vraie signification du vote du budget. Autre point essentiel qui relève de la forme: l’audit des comptes qui est inexistant. Ceci torpille un des plus importants rôles du Parlement, celui de la surveillance des dépenses publiques. «Dans le secteur privé, toute société est tenue d’établir un relevé de ses comptes et d’en élaborer un rapport destiné aux actionnaires pour évaluer le taux de gaspillage», précise M. Tawilé. Que serait-ce alors s’il s’agit d’un niveau plus large qui est celui d’un Etat?
Pour aborder la question du fond, deux principaux éléments sont à souligner. Notons d’abord qu’aujourd’hui la situation économique est catastrophique avec 4,71 milliards de dollars affectés au service de la dette (soit 27,74% du total des dépenses), plus de 25% de chômage, plus de 30% de la population qui vit sous le seuil de pauvreté et un «PMI index» (indice du secteur privé) à ses plus bas niveaux. Plus grave encore, nombreuses sont les sociétés qui mettent la clé sous la porte. Selon les chiffres de l’Association des industriels, 388 industries et entreprises industrielles libanaises ont fermé entre 2011 et 2015. «En dépit de ces circonstances épouvantables, tout ce que le gouvernement trouve à faire, c’est de proposer un budget 2017 sans aucune vision, plan économique et stratégie», martèle Tawilé.

Plusieurs versions du budget
L’expert indique que plusieurs versions du budget ont circulé: celle qui a été présentée par le gouvernement, celle qui a été discutée au sein de la Commission parlementaire compétente et la version finale, approuvée le jeudi 19 octobre. «Lorsque la première version a été envoyée, la commission parlementaire a réalisé une étude permettant à l’Etat de faire des économies de plus de 1000 milliards de L.L.. Cependant, lors des débats, le Parlement a annulé la plupart de ces projets d’économie, les réduisant à 300 millions de L.L.
Autre facette de la dilapidation étatique, les dépenses:  
● Les salaires (pour les fonctionnaires actifs et les retraités), qui représentent le gros des charges: 5,8 milliards de dollars, soit un peu plus de 34% des dépenses totales. Pourquoi un tel pourcentage? Dans le but de rendre service à leurs proches et à leur cercle de connaissance, les responsables politiques embauchent à tour de bras dans la fonction publique (directeurs généraux et secrétaires généraux, directeurs et chefs de service, chefs de bureaux et chefs de section, conseillers, employés, employés manuels ou journaliers…). Des postes inutiles sont ainsi créés et l’argent est gaspillé pour des salaires qui n’ont pas lieu d’être. D’autre part, ne manquons pas de rappeler le nombre important d’administrations paralysées, ou végètent des centaines de fonctionnaires désœuvrés, qui continuent de percevoir leurs rémunérations, sans être affectés ailleurs.
● Le transfert à l’Electricité du Liban (EDL) pour qu’elle puisse couvrir son déficit: 1,4 milliards de dollars, soit 8,2% de la totalité des dépenses. Il s’agit ici de gaspillage dans le sens où l’Etat consacre une partie du budget à l’EDL sans que cette entreprise offre des services en contrepartie.
● Les dépenses diverses, entre maintenance, ameublement et locations: 4,72 milliards de dollars, soit un pourcentage proche de celui du service de la dette. Nos politiciens s’évertuent à louer, meubler et réaménager des bureaux luxueux, qui coûtent des millions de dollars pour satisfaire leur besoin de confort.
● Les dépenses d’investissement (elles sont censées représenter le lot le plus important): 330 millions de dollars, soit moins de 2% du total des dépenses. L’une des seules catégories qui mérite d’être développé.
«Pour résumer ces chiffres et tenter de les expliquer, il suffit de dire que le gouvernement dépense plus de 70% de l’argent des citoyens (payé sous forme d’impôts) pour des frais de fonctionnement, sans aucune contrepartie (en matière de services communautaires)», souligne Jean Tawilé. Le citoyen est donc privé de toute donnée se rapportant à la manière dont est «gaspillé» son argent, en raison de l’inexistence d’un audit de comptes. Il ne bénéficie d’aucun service de base que lui doit, dans des circonstances normales, son Etat.
Pour ce qui est des recettes, certains revenus sont liés aux impôts alors que d’autres ne le sont pas. Les rentrées qui font partie de la dernière catégorie sont issues des bénéfices dégagés par les compagnies détenues par l’Etat (Télécoms, la Libanaise des Jeux, le Casino, etc.). Passons à la loupe les revenus liés aux impôts: dans le budget de 2017, les recettes fiscales sont estimées à 8,5 milliards de dollars. Si l’on compare ces chiffres à ceux de 2016, la collecte d’impôts avait abouti à un total de 7 milliards de dollars. Le gouvernement s’attend à améliorer la collecte d’impôts à hauteur de 1,5 milliards de dollars en un an, ce qui dépasse les 20%. «Il est important de souligner que la loi des impôts qui a été votée ne fait pas partie du budget de 2017. Les 1,5 milliards de dollars qui figurent dans ce budget ne font pas partie de la nouvelle loi sur les impôts», certifie M. Tawilé.

Institutions d’outre-tombe
Le gaspillage de l’argent public ne se limite pas uniquement à ces chiffres, vu que des administrations fantômes engloutissent une grande partie des fonds. Au Liban, l’équation est simple: ce qui existe est non fonctionnel et ce qui est fonctionnel est inutile. Des organismes et des administrations publiques sont là depuis des décennies et doivent subir un même sort: la disparition. Dans tout pays normalement constitué, lorsqu’une institution publique devient obsolète et non fonctionnelle, elle est supprimée… excepté au Liban, où le clientélisme bat son plein. Dans un Etat où les fonctionnaires occupent des postes fictifs et où les salaires sont distribués sans rapport de cause à effet, les fonds publics sont dilapidés dans des proportions inadmissibles. Cette distorsion dans la gestion du budget étatique engendre des conséquences lourdes et graves sur tout le système politique et économique du pays. Quelles sont ces institutions publiques non fonctionnelles qui engloutissent des dizaines de milliards de livres? Que dit la loi quant à leur règlementation? Quel est le statut juridique de leurs fonctionnaires? «Lorsqu’on sait qu’une trentaine d’offices autonomes (sur un total de 81) sont non fonctionnels au Liban mais qu’ils continuent quand même d’exister et que, sur les
30 000 fonctionnaires qui y sont affectés, près de la moitié touchent leur salaire sans effectuer la moindre tâche, l’«évaporation» de l’argent public n’est pas étonnante», affirme M. Yehya Hakim, chercheur en finances et en administrations publiques. Rappelons qu’au lendemain de la guerre civile, aucune réforme sérieuse de l’administration ne voit le jour. Privilégiés et protégés par les responsables politiques, les fonctionnaires des institutions non fonctionnelles deviennent de plus en plus non productifs. L’on ne peut pas, toutefois, les tenir pour responsables de cette oisiveté, puisque toutes les décisions relèvent des ministères concernés.
L’exemple le plus concret est celui du projet Elyssar, comme le précise une source informée à Magazine. A l’issue de l’accord de Taëf en 1989 et de la mise en place des gouvernements présidés par Rafic Hariri entre 1992 et 1998, «la reconstruction» du Liban devient une priorité d’après-guerre. Conçu pour la banlieue sud de Beyrouth, Elyssar est un projet mort-né, auquel un budget est alloué. Il est vrai que maintes études ont été réalisées pour la réhabilitation de cette région de la capitale libanaise, mais ce plan de réhabilitation baptisé Elyssar est quasiment inexistant. Pourtant, il continue de figurer sur les comptes de l’Etat et à recevoir régulièrement des transferts pour couvrir les frais de fonctionnement.

Idal et la Poste
Un deuxième cas de figure caractérisant ce handicap administratif est celui d’IDAL. Cette agence pour le développement des investissements a été établie en 1994 dans le but de «promouvoir le Liban en tant que destination privilégiée pour les investissements, d’attirer, de faciliter et de maintenir les investissements dans le pays». Cette agence est placée sous l’égide du président du Conseil des ministres qui y exerce un pouvoir de tutelle. Elle jouit cependant d’une autonomie financière et administrative. Or, la dernière initiative entreprise par IDAL remonte à l’après-2006, au lendemain de la guerre israélienne contre le Liban. Aujourd’hui, les dossiers requérant une «garantie d’investissement» n’existent quasiment plus, ou s’ils existent, sont uniquement formels, d’autant que ce genre d’affaires est facilement transférable aux ministères concernés. Le Liban comprend donc aujourd’hui une entreprise publique pour la garantie des investissements que le vide défend. Une entreprise qui, après 20 demandes de liquidation, résiste encore et toujours au réformateur. Son budget? Elle le doit au ministère des Finances.
En 1995, l’administration publique de la Poste fonctionnait normalement. Depuis sa privatisation en 1998, ce service est désormais assuré par Libanpost, société privée d’origine canadienne. L’administration générale de l’organisation étatique a cependant été conservée. Elle relève, en effet, du ministère des Télécommunications et les fonctionnaires qui y sont affectés sont rémunérés pour ne rien faire.

Les transports publics
Ce secteur, qui comprend la Direction générale des chemins de fer et la Direction générale des transports en commun, compte aujourd’hui entre 1 500 et 2 000 fonctionnaires qui touchent leur salaire, inutilement. La dissolution de cet office public n’a pas encore eu lieu parce que le projet prévu pour la reconstruction des chemins de fer tient toujours, en collaboration avec la Banque mondiale et la Banque islamique.
Indispensable à la reconstruction de l’Etat libanais, la réforme administrative permet d’éviter une situation qui engendre des freins à la croissance du secteur public. Réorganiser les structures administratives nécessite donc la possibilité de fusion, de transferts des compétences, la suppression des dualités ainsi que la classification des administrations et des institutions gouvernementales de manière à pouvoir les distinguer les unes des autres.
Cependant, la question qui se pose est la suivante: faudra-t-il attendre une réforme politique pour réussir à mettre en œuvre la réforme administrative? Jusqu’à quand ces institutions publiques désuètes continueront-elles de saigner les ressources de l’Etat?

Autres formes de gaspillage
Le budget 2017 prévoit des chiffres inouïs pour les dépenses injustifiées suivantes:
● Matériel administratif et besoins en logistique: 7,8 milliards de L.L.
● Autres produits de consommation: 1,3 milliard de L.L.
● Jours fériés et représentations officielles: 11,3 milliards de L.L.
● Relations publiques: 13,7 milliards de L.L.
● Frais d’allocations: 32,4 milliards de L.L.
● Indemnités: 49,88 milliards de L.L.
● Primes: 10,678 milliards de L.L.
● Frais divers: 18,27 milliards de L.L.
● Dépenses «secrètes»: 48 milliards de L.L.

Natasha Metni

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