Si ses murs avaient des oreilles, ils chuchoteraient aux passants mille et une histoires rocambolesques. Trônant sur la Place de l’Etoile depuis quatre-vingt ans maintenant, le bâtiment du Parlement, signé par l’architecte Altounian, est au cœur de la vie politique libanaise depuis 1935.
«Prenez une chambre. Mettez-y si vous pouvez, s’ils ne sont pas absents ou occupés, malades, congestionnés, fatigués, endormis, 98 députés. Disposez-les en gros tas sur les gradins. Coiffez-les d’un président, flanquez-les de policiers, ironisent Mona Rebeiz et Yves Turquié dans un article de Magazinedu 25 avril 1963. Ajoutez sel, poivre, vinaigre et piment, et secouez. Au bout de dix minutes, faites flamber. Vos gros tas se mettront à sautiller sur place, ou à tourner autour de la Chambre. Prêtez l’oreille et vous entendrez bouillir. Ne vous étonnez pas: la cuisson est en route. Bientôt de la marmite s’échapperont des bruits qui ressemblent vaguement à des mots. Vous croirez distinguer d’étranges vocables et de délicieuses insultes en arabe, longues de deux cents mètres, et malheureusement intraduisibles. Ne vous inquiétez pas: la cuisson bat son plein». Il s’agit en un mot du Parlement.
Pour évoquer les premiers balbutiements de la vie parlementaire libanaise, il faut revenir à la fin du XIXe siècle. A la suite des tragiques incidents qui ont endeuillé la montagne libanaise en 1860, les puissances européennes décidèrent d’intervenir pour apaiser les esprits et assurer l’ordre en formant une Commission de six membres réunissant la France, la Grande Bretagne, la Russie, l’Autriche, la Prusse et la Turquie. Cette dernière proclama, le 9 juin 1861, la loi organique du Mont-Liban. La vie parlementaire était née, mettant fin au régime féodal au Liban. La première représentation populaire, telle qu’elle fut définie en 1861, fut le Grand Conseil administratif, réunissant deux représentants de chacune des six communautés libanaises. Trois ans plus tard, le 6 septembre 1864, la nouvelle loi fut amendée à la demande du premier gouverneur général du Liban, «al-Mutassarrif» David Artine, connu sous le nom de Daoud Pacha, sous l’impulsion du Marquis de Moustiers, ambassadeur de France à Constantinople. L’attribution des sièges fut alors changée. Les maronites obtenaient 4 mandats, les druzes trois, deux étaient destinés aux grecs-orthodoxes, un aux grecs-catholiques, puis un aux sunnites et un autre aux chiites. «A l’époque, tous les Libanais hommes, âgés de quinze ans au moins et ayant payé leurs impôts, avaient droit au vote, écrit Youssof Ibrahim Yazbec dans un article de Magazinedu 11 avril 1957. Bien entendu, on ne déclenchait pas encore des campagnes électorales telles qu’elles existent de nos jours, mais la lutte pour le pouvoir avait commencé. A l’approche des élections, on multipliait démarches et visites». L’indépendance du Mont-Liban dura 55 ans, avant qu’en 1915, l’Empire ottoman, en guerre aux côtés de l’Allemagne, décida d’abolir la Constitution et désigna trois députés libanais pour siéger à la Chambre de Constantinople. De Hadath à Baabda, la Commission administrative siégea à partir de 1920 au petit Sérail de Beyrouth, date à laquelle, le mandat français fonde le Grand Liban. Même si le haut-commissaire français accapare les pouvoirs exécutifs et législatifs, les Libanais élisent un Conseil représentatif local, concerné par les problèmes des finances et de la santé publique. Le 23 mai 1926, la Constitution libanaise est proclamée et la Chambre des députés détient enfin le pouvoir législatif. Il faudra attendre 17 ans, pour que la Chambre amende la Constitution, un fameux 8 novembre 1943, en supprimant toutes les références au mandat français et déclarant l’indépendance du pays deux semaines plus tard.
La Place n’a plus d’âme
Aujourd’hui, les députés siègent Place de l’Etoile. «Autrefois la place était synonyme de vie, se remémore Mohamed Mokdad, chef du Protocole au Parlement. Il y avait jadis des gens par milliers le jour et la nuit. Il n’y a hélas plus d’âme, c’est artificiel. Mais il faut avoir vécu dans le Beyrouth du passé pour comprendre ce que je dis», dit-il, très nostalgique. Même son de cloche chez le doyen du Parlement, Abdel Latif Zein. «J’aurais aimé que les choses restent comme avant, on ne voit plus personne déplore-t-il. C’est comme si nous étions coupés de tout. Je ne suis pas favorable à ces mesures de sécurité».
Son premier contact avec la Place de l’Etoile, il le doit à son père, en 1960, qu’il accompagnait tous les jours jusqu’au seuil du Parlement. «Elu député la dernière fois en 1960, à 88 ans, mon père déclarait que tant qu’il serait en vie, il serait député, se souvient Abdel Latif Zein. En 1962, l’actuel doyen, à peine la trentaine, est élue à la place de son père. «Lorsqu’on passe son enfance dans une famille comme la mienne, on apprend tout ce qu’il faut sur le plan politique. De plus, le Parlement représente pour moi une école pour apprendre à servir le pays et les électeurs», affirme celui qui fêtera ses cinquante ans de députation en juillet prochain. «Depuis un demi-siècle, beaucoup de choses ont changé, surtout le respect des personnes. Je me rappelle qu’en 1962, pendant longtemps, je n’ai pas osé demander la parole. J’étais assis à côté d’hommes illustres que j’avais toujours respectés. Puis, j’ai pris au fil des mois de l’assurance». Mohamed Mokdad est quant à lui le plus vieil employé du Parlement. «J’ai commencé à y travailler en novembre 1967. Je n’en étais alors qu’au baccalauréat, mais mon père, ex-ministre, était ami avec le président du Parlement de l’époque, Sabri Hamadé. Il faut avouer que j’ai un peu fait du travail d’amateur. Mais en 1971, lorsque Kamel el-Assaad est arrivé à la tête du Parlement, nous avons tous été obligés de travailler sous peine de rembourser l’argent que nous avions déjà reçu». A cette époque, il prend en main la bibliothèque du Parlement, située au 1er étage, dans l’actuelle salle des ambassadeurs.
Pendant la guerre, le Parlement n’échappe pas aux violences. «Beaucoup de choses ont été détruites», confirme Mohamed Mokdad. Et notamment la Bibliothèque Nationale et ses 200 000 documents imprimés et manuscrits qui avaient pris leur quartier à l’intérieur du bâtiment en 1937. «On raconte, que des miliciens auraient été vus se chauffant avec des livres, rapporte Maud Stephane interrogée, en 2010, sur la mémoire de la Bibliothèque Nationale. On ne connaît pas exactement le nombre d’ouvrages qui ont été détruits ou volés, mais nous savons que sur les 2000 manuscrits que comptait la collection, il n’en reste plus que 1580. Ceux qui manquent étaient parmi les plus précieux». Le Parlement est restauré une première fois dans les années 90. Des travaux d’intérieur ont été achevés en juin 2011. Quant à la Bibliothèque Nationale, elle se trouve maintenant dans la zone franche du port de Beyrouth.
En 1992, Mohamed Mokdad devient chef du Protocole. Il organise les dîners, déjeuners, événements, proposés par le Président du Parlement. «Lors d’un dîner offert par Berry, les places des députés étaient disposées par ordre de préséance, comme à l’accoutumée, c'est-à-dire, en fonction de leur ancienneté au Parlement et de l’âge des députés, raconte le chef du Protocole, sourire en coin. Mais il y a toujours des députés qui prennent discrètement leur carton pour le placer sur une autre table…. Ce qui pose beaucoup de problèmes. Je reste ferme et Berry me soutient. Il m’a dit par deux fois: ‘‘il ne faut pas les laisser faire’’. De toute façon, tout le monde doit respecter le protocole».
Alors que le pays tremble une nouvelle fois depuis quelques semaines, le doyen du Parlement et ses cinquante années d’expérience ne peut s’empêcher de soupirer. «Jadis, quand le pays vacillait, tous les députés formaient un seul bloc pour le défendre. Nous avions le respect du Liban. Les députés avaient le sens du patriotisme, bien plus qu’aujourd’hui. Nous sommes arrivés à un point où nous n’arrivons plus à nous réunir pour dialoguer, déplore-t-il. Pourtant, le sort du pays est actuellement en jeu. Je prie Dieu pour que notre pays soit gouverné par des gens qui le servent de tout leur cœur et de façon impartiale».
Delphine Darmency
Le combat des femmes
En 1951, le «Comité Exécutif» des organisations féminines du Liban déclenche une lutte acharnée pour obtenir à la femme le droit de vote et de candidature. «Nous avons organisé des manifestations, des grèves, nous avons menacé d’occuper le Parlement, raconte Emilie Farès Ibrahim à Magazine en 1972. Nous avons combattu pendant deux ans». A la clef, une Semaine de la femme est instaurée dans chaque région du Liban et en clôture, un meeting colossal se tient au cinéma Roxy à Beyrouth. «Le nombre des participantes a dépassé tout ce que le Liban avait connu jusqu’ici, note Emilie Farès Ibrahim. La salle du cinéma était comble et le bâtiment encerclé par d’innombrables femmes venues de partout». Les leaders du mouvement, Ibtihage Kaddourah, Laure Tabet et Emilie Farès Ibrahim plaident la cause de la Libanaise, réclament, s’insurgent devant le Premier Ministre Abdallah El-Yafi. Micros et radios transmettent ces discours enflammés dans la rue, et dans chaque maison. Les femmes ont gain de cause. En 1953, le Parlement reconnaît aux femmes leurs droits politiques. Mais il faudra attendre 1963, pour voir la première femme député au Parlement, Myrna Boustany el Khazen, fille d’Emile Boustani, qui représenta le Chouf après la mort de ce dernier.