Face à la force de frappe des nouvelles puissances sunnites qui financent et pilotent la rébellion, le régime de Bachar el-Assad est réduit à jouer la carte des minorités placées sous son aile protectrice. Au vu des forces utilisées sur le champ de bataille, la réémergence des communautés transnationales pose la question de la balkanisation du territoire syrien, mais aussi du Moyen-Orient dans son ensemble.
Le Printemps arabe aura-t-il été autre chose que le réveil des sunnites? En sortant du joug des régimes autoritaires et laïques, cette majorité silencieuse a opéré un basculement politique dans la région. Les partis politiques traditionnels ont été supplantés par des organisations islamistes, désormais au pouvoir. Les yeux rivés sur les Etats-Unis et pas assez au fait des mouvements de fond qui ont conduit la population à se révolter, l’Arabie saoudite et l’Egypte de Moubarak ont laissé aux pétrodollars du Qatar et à la sagesse de la Turquie, plus offensifs et moins engoncés, la direction des opérations. Profitant de l’impuissance abyssale de la communauté internationale prise au piège de ses institutions, le nouvel arc sunnite veut pousser son avantage encore plus loin en disloquant son pendant chiite sur le territoire syrien. Avec la démission de Kofi Annan de son poste de médiateur de l’Onu et de la Ligue arabe, c’est la dernière soupape de sécurité qui a sauté. L’option diplomatique s’éloigne à mesure que le conflit se poursuit. Le destin du pays appartient désormais aux belligérants qui se sont engagés dans une lutte à mort.
Le régime compte ses soutiens
Après la défection, lundi, du Premier ministre, le régime syrien n’en finit plus de subir les conséquences de l’attentat du 18 juillet. Alors que la télévision d’Etat, dont les locaux damascènes ont été frappés le même jour par un attentat à la bombe, expliquait que le chef du gouvernement avait été démis de ses fonctions et qu'Omar Ghalawanji, vice-Premier ministre et ministre de l'Administration locale, a été désigné pour «expédier temporairement les affaires courantes», l’opposition annonçait que Riyad Hijab, sa famille, ainsi que deux ministres ont fait défection et se trouvent en Jordanie depuis dimanche soir. Sur la chaîne satellitaire qatarie al-Jazeera, son porte-parole expliquera que le désormais ex-Premier ministre a rejoint les rangs de l’opposition en raison des «crimes de guerre et de génocide» en Syrie. Il est le plus haut responsable syrien à rompre avec le régime depuis le début du soulèvement. Originaire de Deir Ezzor, aujourd’hui l’un des bastions de l’opposition, ce dignitaire du parti Baas qui a monté les échelons un à un, habite désormais au Qatar.
Dimanche, trois officiers des renseignements politiques à Damas, dont deux frères issus du clan du vice-président sunnite Farouk el-Chareh, ont fait défection et trouvé refuge en Jordanie. Le général Mohammad Ahmad Fares, pilote de l’armée de l’air et premier cosmonaute syrien, s'est lui réfugié en Turquie. Depuis l’attentat de Damas qui a notamment coûté la vie à Assef Chawkat, l’appareil politique du parti Baas se réduit à une peau de chagrin. Mais le président syrien peut encore compter sur ses forces militaires au sol qui font plus que tenir tête aux insurgés dans les rues d’Alep, par exemple. Malgré les défections symboliques comme celle de Manaf Tlass, l’armée réussit à contenir les fronts ouverts par l’opposition armée. Mais les fronts se multiplient, surtout à la lisière des frontières avec le Liban, l’Irak, la Turquie et la Jordanie. S’il faut considérer que l’armée régulière ne tient plus le territoire, le régime peut encore compter sur les communautés minoritaires qu’il a su manier pendant des décennies.
L’équation kurde
Pour sauver l’appareil d’Etat, Bachar el-Assad estime disposer d’un capital vital au sein des communautés alaouites et chrétiennes. Ses relations avec la communauté kurde ont toujours été particulières. Installés au nord, à l’est et à la périphérie des grandes villes comme Damas ou Alep, les Kurdes de Syrie représentent entre 9 et 10% de la population. Depuis plusieurs jours, l’Etat syrien a totalement disparu de ces contrées. Les services de renseignements, la police politique et les fonctionnaires ont déserté la zone. Dans certaines localités, le drapeau syrien a laissé la place au drapeau kurde. Officiellement pour des raisons de mobilisation militaire, officieusement pour faire pression sur la Turquie.
Peuple de plus de 25 millions de personnes, installées dans quatre Etats limitrophes, en Turquie, en Irak, en Iran et en Syrie, les Kurdes recherchent l’autonomie. Le Kurdistan irakien a été créé à la faveur de la partition de facto du territoire. En Syrie, a été créé le Conseil Suprême kurde, composé des partis traditionnels et du PKK, en guerre contre la Turquie. Voilà le double calcul du régime syrien. Les Kurdes se démarquent à la fois du pouvoir central, mais aussi de l’opposition qui mène le soulèvement contre Assad. D’ailleurs, aucun soldat se réclamant de l’Armée syrienne libre (ASL) ne se trouve ainsi sur le terrain, en zone de peuplement kurde. Des témoignages font état de la présence, dans cette zone de 2000 combattants du PKK. Le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui a déjà pris fait et cause pour l’opposition, accuse aujourd’hui Assad d’avoir délibérément implanté le PKK à ses frontières. Ces derniers jours, plusieurs séries de manœuvres militaires impliquant des chars et des blindés équipés de rampes lance-missiles ont été effectuées par l’armée turque.
Il a même menacé de faire usage de la force si nécessaire contre les combattants kurdes chez son voisin du sud et a évoqué l’instauration d’une zone tampon en Syrie. Le PKK, qui réclame l’autonomie du sud-est anatolien peuplé de Kurdes, a, plusieurs fois par le passé, bénéficié du soutien actif de la Syrie d’Assad, en fonction du degré d’hostilité ou d’«amitié» entre Damas et Ankara. Abandonné par la Turquie, Assad se tourne vers son ennemi.
Le régime et l’opposition se sont engagés dans une lutte à mort qui pourrait avoir des conséquences irrémédiables sur la région qui repose sur des équilibres communautaires devenus extrêmement fragiles. Au-delà des batailles de Damas et d’Alep, c’est la carte géographique de la région, dessinée par Sykes et Picot au début du XXe siècle, que le conflit en Syrie met en suspens. Plus qu’un conflit communautaire, il s’agit d’une guerre d’influence et de territoires.
Julien Abi-Ramia
Le Sinaï, à nouveau sous tension
Dimanche, 16 gardes-frontières égyptiens ont été tués dans une attaque contre un barrage situé dans le Sinaï, près de la frontière entre l'Egypte et Israël. Des hommes armés, vêtus comme des Bédouins du Sinaï, sont arrivés à bord de deux véhicules et ont ouvert le feu sur le barrage. L'attaque s'est produite non loin du terminal de Karm Abou Salem, dans la région d’al-Massoura, côté égyptien. Cette première attaque à peine terminée, les djihadistes se sont emparés de deux blindés Fahd. A bord de ces deux engins à roues utilisés par l'armée égyptienne, les djihadistes sont partis à l'assaut de la partie israélienne du poste frontière, à quelques centaines de mètres de là. Placés en état d'alerte maximale depuis 48 heures, les soldats israéliens ont ouvert le feu contre les véhicules. L'un a explosé pour une raison inconnue avant de franchir la frontière. Le second a été détruit quelques instants plus tard par un missile tiré par un hélicoptère israélien en position au-dessus du secteur.
Alors que le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahu s’est rendu sur la frontière sud de son pays où il a rappelé l’intérêt commun des deux Etats frontaliers, le président égyptien Mohamed Morsi a ordonné un contrôle total sur la région du Sinaï. Cette attaque, la plus meurtrière sur cette frontière depuis des décennies, et les réactions côté égyptien montrent que la politique extérieure de l’Egypte que veulent conduire les Frères musulmans reste une question en suspens.
La crise des pèlerins iraniens
Le ministre iranien des Affaires étrangères, Ali Akbar Salehi, a effectué une courte visite en Turquie mardi, pour évoquer la question des 48 pèlerins iraniens enlevés à Damas le samedi 4 août. «Dans la mesure où l'Armée syrienne libre, qui prétend avoir enlevé les pèlerins iraniens, est soutenue par la Turquie, la visite du ministre vise à rappeler au gouvernement turc ses responsabilités dans cette affaire», déclare un communiqué du ministère iranien des Affaires étrangères. Le communiqué réfute les informations sur la mort de trois des otages dans un bombardement de l’armée syrienne, comme l’a affirmé le groupe rebelle syrien qui a revendiqué leur rapt. Le ministère iranien des Affaires étrangères a également tenu les Etats-Unis pour responsables du sort des pèlerins.
En parallèle, le représentant du guide suprême de la révolution iranienne l'ayatollah Ali Khamenei, Saïd Jalili, a quitté mardi Beyrouth pour Damas, où il doit rencontrer le président syrien Bachar el-Assad.
Cette intense activité diplomatique iranienne a précédé des consultations internationales, sur la situation en Syrie, qui se sont tenues jeudi à Téhéran. Le vice-ministre iranien des Affaires étrangères, Hossein Amir-Abdollahian, a indiqué que plus de 10 pays de la région s’étaient déclarés prêts à participer à la rencontre de Téhéran, appelée à «contribuer au rétablissement de la stabilité et du calme en Syrie au moyen d'une aide constructive de pays de la région et d'organisations internationales», selon le vice-ministre.
L'Iran estime que la crise syrienne peut être réglée uniquement suite à une «réconciliation nationale», a indiqué Amir-Abdollahian. Il a appelé les médias internationaux à éviter de diffuser de fausses informations.