Magazine Le Mensuel

Nº 2859 du vendredi 24 août 2012

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Les clans de la Békaa.Trente mille miliciens

Ayant résisté à la montée en puissance des partis chiites pendant la guerre civile, les Mokdad ont pu préserver de solides structures claniques restées intactes au fil des siècles. La déliquescence de l’Etat et l’affaiblissement de son autorité et de son prestige laissent le terrain libre à la résurgence des tribus qui comptent, dans la Békaa, quelque 180 000 membres capables de mobiliser 30 000 miliciens armés jusqu’aux dents. Retour au Moyen Age.   

Au début du XXe siècle les familles Mokdad, el-Masri, Dandash, Jaafar, Zeaiter, Hamiyyé, Chamas et Assaf ont commencé à quitter leurs villages du Hermel et de Baalbeck pour s’installer dans la banlieue sud de Beyrouth dite, à l’époque, littoral du Metn-sud. Une région paisible, plantée d’oliviers, de palmiers et de cactus, habitée par quelques centaines de personnes de confessions musulmane et chrétienne, travaillant dans la pêche, les petits commerces et l’agriculture. Parmi les nouveaux venus, les Mokdad, originaires du village de Makné, étaient, contrairement aux autres familles chiites, en majorité des sunnites. Néanmoins, la plupart de ses membres se sont convertis au chiisme dans l’entre-deux guerre, et se sont installés dans une ruelle de Ghobeiry, qui a ensuite pris leur nom, et dans une rue appelée Hamra, à Roueiss. Cette région devait également changer de nom et porter celui des Mokdad, par arrêt municipal. Se sont joints à eux des Mokdad de confession chiite, originaires de Lassa à Jbeil, pour des raisons qui restent mal connues. Les membres du clan qui décidaient de s’installer dans la région choisissaient ces deux rues. Pour eux, la protection de la famille valait celle du clan.

Un immense bidonville
Au fil des ans, la région s’est transformée en un immense bidonville où s’entassent des dizaines de milliers de personnes, originaires en majorité du Liban-Sud et de la Békaa. Au lieu d’adapter leur mode de vie et de se sédentariser, ces familles ont gardé leur structure d’antan, avec un clan bien organisé, à la tête duquel trône un conseil de Sages, chargé de régler les disputes et les affaires de la famille, sans avoir besoin de l’aide ou de l’assistance des institutions étatiques lesquelles, d’ailleurs, n’ont jamais été présentes dans cette partie du territoire libanais.
Dans son livre L’Esprit de tribalisme au Levant, Ghassan Khaled note que «le système tribal qui remonte à des milliers d’années est non seulement ancien, mais aussi fermé. C’est en effet le premier contrat social établi entre les humains, bien avant l’existence de l’Etat. Mais c’est justement à la suite de la création des Etats, surtout dans leur forme moderne, que le conflit entre les deux systèmes est apparu, les deux mentalités étant complètement opposées, voire contradictoires. L’Etat encourage les citoyens à former un groupe social homogène, alors que le clan refuse toute intrusion et défend ses intérêts avec acharnement». Le sociologue Fouad Khalil, éminent expert en la matière et auteur d’un ouvrage intitulé Le clan, un Etat pour la communauté locale, affirme qu’au Liban, c’est le régime du président Fouad Chéhab qui a encouragé les clans à s’investir dans la vie politique en les reconnaissant comme des partenaires à part entière. Sous le mandat de Chéhab, l’Etat a toujours maintenu sa suprématie et c’est après son effondrement, dans les années 70, que les clans ont élargi leurs activités, surtout celles à caractère militaire. On estime aujourd’hui à 180000 les membres de ces clans qui seraient capables de mobiliser 30000 miliciens disposant d’armes légères et moyennes ainsi que de lance-roquette et même d’une artillerie (Voir encadré).  
Il est logique, dans le contexte actuel du Liban, avec un gouvernement divisé, faible et incapable, d’assister à la résurgence de la loi clanique.
De toute façon, les Mokdad ont toujours fait parler d’eux, même lorsque l’Etat était fort, craint et respecté. Pourtant, cette famille n’est ni la plus nombreuse, ni la plus puissante. Historiquement, les plus influents étaient les Chamas et les Zeaiter. Les Mokdad, à l’origine une branche des Zeaiter, se sont forgés une identité spécifique et ont pu préserver une solide structure clanique, alors qu’à la faveur de la guerre civile et de la montée du sentiment religieux chiite -avec la victoire de la révolution islamique en Iran-, les autres grandes familles se sont fondues dans des partis politiques représentant la communauté: le Mouvement Amal, Amal-islamique et, plus tard, le Hezbollah. Ce dernier parti a réussi, ce qui paraissait impensable il y a trente ans, à mettre fin à un système tribal qui a traversé les siècles. Faire partie du Hezbollah et mourir en martyr pour la «grande cause» est alors devenu, pour les membres de ces clans, beaucoup plus important que de perdre la vie au service d’une famille. D’ailleurs, les deux premiers secrétaires généraux du Hezbollah étaient issus des familles Toufaïly et Moussaoui, toutes deux originaires de la Békaa, actuel vivier du parti et son principal bastion.
Tous les clans se sont donc soumis à cette nouvelle donne et ont plié devant la montée en puissance du sentiment religieux et communautaire. Tous sauf un: les Mokdad. Ayant conservé ses structures et ses traditions tribales, ce clan est devenu le plus puissant sur le terrain. A ce sujet, le grand sociologue palestinien Hicham Charabi souligne que «traditionnellement, la société arabe est patriarcale et autoritaire. Mais elle est surtout menée par un sentiment de Assabiya qui n’existe nulle part ailleurs». C’est ce sentiment qui a permis aux Mokdad de devenir le clan le plus structuré dans une société divisée sur des bases religieuses, supplantant les Zeaiter et les Chamas. Voilà pourquoi le député Ali Mokdad, perçu en intrus, a été malmené au cours de la réunion des représentants de la famille. Sa désignation comme représentant du clan aux élections législatives n’était pas jugée valable, car ce ne sont pas les membres de la famille qui ont proposé sa candidature, mais le Conseil de la choura du Hezbollah, un parti avec qui le clan maintient des relations tumultueuses et confuses. D’ailleurs, leur volonté de se démarquer des partis politiques actifs sur la scène chiite n’est un secret pour personne. Ils affirment dans l’un de leurs communiqués que «sayyed Hassan Nasrallah a probablement une grande influence sur la majorité des habitants de la banlieue sud, mais sûrement pas sur la famille Mokdad». Sayyed Nasrallah a lui-même confirmé n’avoir que peu d’influence sur le clan. Il a affirmé que les événements qui s’étaient déroulés dans son fief étaient hors de son contrôle. Un aveu qui montre que, malgré sa mainmise sur la banlieue sud, sur Baalbek et une grande partie du Sud, le Parti de Dieu était incapable de faire face à une famille. Mais pas n’importe laquelle, puisqu’elle possède un conseil militaire et des instances politiques et sociales. Elle kidnappe, interroge, bloque des rues, refuse de recevoir le ministre de l’Intérieur et insulte le ministre des Affaires étrangères (désigné par le Mouvement Amal) qui a osé demander des nouvelles d’un otage turc!
Nous vivons dans un pays où l’Etat n’existe que symboliquement: ses institutions sont absentes, ses services sont défaillants et son autorité presque inexistante. C’est justement dans de tels schémas sociaux que l’esprit clanique et tribal prospère, car les individus se tournent vers leurs familles pour se protéger et obtenir une faveur, et non pas vers les représentants de l’Etat sans pouvoir réel.
Quand Hassan Mokdad a été kidnappé à Damas, le 13 août, sa famille ne s’est même pas adressée à l’Etat libanais pour réclamer sa libération. Elle a directement communiqué avec les ravisseurs, leur accordant un délai de 24 heures pour le libérer. Et comme les tribus ne peuvent lancer des menaces en l’air car il y va de leur statut et de leur prestige, les Mokdad n’ont pas tardé à agir le jour J, avec une rapidité et une précision surprenantes. Le Hezbollah leur a-t-il filé quelques tuyaux sur l’identité et les lieux de résidence d’opposants syriens. On ne le saura peut-être jamais.
En revanche, on sait maintenant que le Liban n’évolue pas en 2012 mais revient au Moyen Age!

Walid Raad

 

Des dizaines de milliers de «fusils»
A l’origine, les familles de la Békaa sont divisées en deux clans: les Zeaiter et les Chamas. Aux XVIIIe et XIXe siècles, les deux tribus accordent un soutien absolu au projet politique des Hamadé, qui s’étaient opposés farouchement à l’Empire ottoman et avaient défié son autorité. Mais cette famille a perdu son influence au fil du temps. Les Mokdad (qui comptent 17000 membres, c’est-à-dire autant de «fusils», dans le langage clanique) font partie du clan des Zeaiter (qui en dénombre 50000) avec les familles Hajj-Hassan, Noun, Chreif et Jaafar (dont le nombre dépasse les 20000). Le clan des Chamas (le plus grand avec 90000 membres) inclut, quant à lui, les familles Nassereddine, Dandache, Awad et Allao.
La rivalité entre les deux clans est montée en crescendo tout au long du XXe siècle et à ce jour. Pas un mois ne passe sans qu’une famille ne mène une vendetta contre un autre clan pour un crime ou une insulte qui remontent pourtant à des décennies.
Dans les clans Chamas et Zeaiter, de nouvelles rivalités ont surgi entre ces familles supposées alliées, ce qui complique une situation déjà très confuse.

Le conseil des Sages
Les décisions au sein du clan sont prises par le conseil de famille. Cet organisme comprend les membres les plus influents, riches et âgés, mais surtout toutes les ailes du clan qui se réunissent à tout moment pour débattre et décider de l’action à suivre. Que ce soit un meurtre, une insulte, un kidnapping, ce sont les membres du conseil qui décident de l’attitude à adopter et des représailles contre la famille des «agresseurs». C’est aussi ce conseil qui débat des termes proposés pour une possible réconciliation et si l’offre financière est jugée intéressante ou insuffisante. Dans la mentalité des clans, tous les membres mâles sont des combattants prêts à se sacrifier pour préserver l’honneur de la famille, et surtout défendre son statut. Ainsi, quand un ordre est donné par les patriarches, il doit être exécuté sur-le-champ, sans contestation. Celui qui faillit est expulsé et considéré proscrit. Ce système, toujours en place au Yémen, en Irak, en Syrie et en Jordanie, existe aussi dans certaines régions du Liban comme Baalbeck, Hermel et le Akkar.

Les Jaafar, des «pacifistes»?
Pas de branche militaire pour la famille Jaafar, comme l’assure son doyen, cheikh Yassin Hamad Jaafar. Parler de conseil militaire ou d’autres nouvelles inventions de ce genre serait le résultat de l’absence de l’Etat, ajoute le cheikh qui dénonce ce phénomène et précise que les membres de la grande famille Jaafar ont seulement lutté contre la colonisation française en 1926.
Les agissements de la tribu Mokdad ont surpris d’autres tribus de la Békaa qui ont proclamé leur attachement aux institutions, précisant que les Arabes présents au Liban sont des frères et qu’il n’est pas permis de les utiliser comme cartes de pression dans les querelles politiques.
Quoi qu’il en soit, les services de sécurité ont établi des listes des personnes qui ont eu recours aux enlèvements ou aux menaces d’enlèvements pour émettre des mandats d’arrêt contre elles, comme l’a réclamé le président de la République Michel Sleiman, mardi.

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