On peut situer le début de la domination du monde arabe successivement, et parfois en même temps, par les deux ères turques et persanes, par l’arrivée de la dynastie des Bouyides au pouvoir à Bagdad au Xe siècle. Ces princes venus de Perse, chiites, sous l’autorité nominative du calife abbasside sunnite, s’emparèrent du pouvoir à Bagdad. Cette polarisation entre deux nationalismes religieux, l’un sunnite l’autre chiite, prit toute son ampleur quand, au XVIe siècle, les Safavides iraniens convertirent leur pays au chiisme duodécimain, pour contrebalancer la légitimité religieuse sunnite de l’Empire ottoman. Cette influence duale sur le monde arabe prit fin à l’issue de la Première Guerre mondiale, lorsque l’Empire ottoman sombra et que l’Iran fut divisé en deux zones d’influence, une anglaise et l’autre russe. Les pays arabes prirent successivement leur indépendance. Ils instaurèrent l’arabité mâtinée de socialisme pour la grande majorité et le système monarchique wahhabite pour les pays du Golfe. Dans le premier cas de figure, c’est-à-dire l’arabité socialisante, l’échec fut patent. Ces Républiques se transformèrent en banales dictatures, sans le moindre rayonnement, sauf celui des armes et du terrorisme qui leur permettaient d’exister sur l’échiquier du Moyen-Orient. Il y eut bien une tentative de proposer un autre modèle, celui des Frères musulmans, il fut rapidement circonscrit. Les monarchies du Golfe, autres dictatures, ne se contentèrent pas d’appliquer le wahhabisme chez eux, ils tentèrent de l’exporter grâce à leurs ressources en hydrocarbures. Malgré la présence de groupuscules wahhabites dans des pays du Moyen-Orient, ce modèle a surtout pris le pouvoir en dehors de ses frontières. C’est en Afghanistan, au Pakistan, en Somalie et au nord du Mali qu’il séduit. Ce système, né dans une région où la tribu reste un horizon infranchissable, comme dans les pays précités, ne peut survivre que dans des conditions semblables. Il est à la limite antéislamique, puisque l’appartenance tribale et familiale y joue un rôle essentiel dans le partage du pouvoir. Or, l’islam est une religion universelle, qui ne connaît aucune distinction de race et a fortiori de clan! L’Irak, la Syrie, l’Egypte s’urbanisant irrémédiablement, donc faisant fondre les identités tribales dans un ensemble plus vaste, ne pouvaient adopter une telle doctrine. Devant l’échec du socialisme arabe et du wahhabisme comme référent, la Révolution iranienne en 1979 et, plus tard, le modèle turc de libéralisme économique, de démocratie et de conservatisme religieux, initié par Turgut Ozal dans les années 80 et confirmé par l’AKP (Parti pour la justice et le développement) actuellement au pouvoir, prennent le relais comme modèle. L’Iran a prétendu d’abord à un ordre applicable à tous les musulmans. Après avoir séduit une large partie du monde arabe pour un temps, il s’est replié en définitive sur ses coreligionnaires chiites. L’Irak et le Liban sont ses plus belles réussites. Le véritable retour de la Turquie sur la scène du Moyen-Orient ne s’est concrétisé qu’au tournant du millénaire, avec l’AKP. Moins agressive que l’Iran, la Turquie, tout en se défendant de néo-ottomanisme, a tant par la politique et l’économie que par la culture, marqué de façon exponentielle, sa présence dans le monde arabe. Si les chiites irakiens, après 2003, et les Libanais de tout temps libres de s’exprimer, ont clairement démontré leur perméabilité à l’influence iranienne, ce n’est qu’à l’occasion des révolutions arabes que les Egyptiens, les Libyens et les Syriens ont été sondés et ont dit leur admiration pour le modelé turc.
Retour donc à la case départ: un monde arabe, incapable de tracer par lui-même le chemin qu’il devrait suivre. La Perse et la Turquie, après l’intermède du court XXe siècle (1918-1979), redeviennent la référence. Restent pourtant, en lice, les libéraux conservateurs comme en Libye, ou les islamistes, façon Ennahda en Tunisie et les Frères musulmans en Egypte. Tout ce que l’on sait d’eux, pour l’instant, est leur refus de revenir au socialisme arabe et leur opposition au wahhabisme. Il est également clair que l’Iran n’est pas le modèle auquel ils tendent. Seraient-ils tentés par le modèle turc? Il a certainement du bon, mais les Arabes sont-ils incapables d’avoir leur propre mode de développement? Même s’ils sont inspirés par des expériences réussies, n’ont-ils pas leurs particularités? Leur islamisme est-il singulier, a-t-il fait le deuil des utopies de la Umma que prônent les salafistes, cousins des wahhabites? Ont-ils compris que l’on peut autant construire une société juste et moderne sans renier son identité religieuse. Sans faire de celle-ci la feuille de vigne qui sert à cacher une mauvaise gestion et une absence d’idées. Vont-ils enfin amener le monde arabe au XXIe siècle par ses propres moyens?
Amine Issa