Le leader des Kataëb, le président Amine Gemayel, a dernièrement accusé explicitement le régime syrien d’être le commanditaire des assassinats du président Bachir Gemayel, de sa fille Maya et du ministre Pierre Gemayel. Retour sur une journée qui a brisé les rêves de beaucoup de Libanais.
C’était le 14 septembre 1982, 23 jours après son élection et 9 jours avant qu’il ne devienne officiellement président de la République, Bachir Gemayel était réuni avec une centaine de cadres des forces libanaises dans la maison des Kataëb à Achrafié. Il venait de rendre quelques visites et avait demandé aux journalistes qui l’accompagnaient dans ses tournées depuis son élection de rentrer chez eux. C’était sa dernière réunion avec les responsables de la région d’Achrafié, qui avaient accompagné son ascension depuis qu’il était vice-président du secteur jusqu’à la présidence de la République.
Des tout jeunes s’étaient rassemblés à l’extérieur et attendaient celui qu’ils surnommaient le «Bach». Il est arrivé non sans difficulté à gagner l’intérieur et s’est dirigé vers la salle qui était son bureau. Quelques minutes après, il en est ressorti pour se diriger vers la grande salle où l’attendaient les responsables du secteur. Il y avait là Jean Nader, chef du secteur, Fouad Abi Najm, membre du bureau politique des phalanges et les présidents de différentes sections.
Sur la grande table, un collier en jasmin l’attendait. Il le prit et salua tous les présents impatients d’entendre ce qu’il avait à leur dire pour la dernière fois avant de gagner le palais présidentiel où il ne serait plus leur «Bach» uniquement, mais le président de tous les Libanais. Il a ouvert la réunion par une anecdote: «Quand ils ont érigé la statue du président Béchara el-Khoury, ses fils cheikhs Michel et Khalil ont protesté car ils trouvaient qu’il n’est pas très ressemblant. Ils ont cependant décidé de faire un effort pour s’habituer à son effigie. De même, ceux qui contestent mon élection devront s’habituer à moi, et nous collaborerons ensemble pour sauver le Liban», a-t-il dit.
Les rires fusèrent dans la salle. Il était seize heures 10 minutes. Dehors, ceux qui n’ont pas pu entrer l’attendaient pour savoir ce qu’il disait. Une forte explosion a alors retenti et en quelques secondes tout l’immeuble s’est effondré. Les hurlements se sont fait entendre. Personne ne comprenait encore ce qui se passait et encore moins que le pays venait de perdre le président élu.
Faux espoir
Les secours sont arrivés immédiatement. Chacun cherchait à savoir où se trouvait le «Bach», mais nul n’avait la réponse. Les secouristes se sont concentrés sur le lieu où il se trouvait, mais au fil des minutes, rien n’était décelable.
Quelques minutes plus tard, une personne en saharienne bleue, ressemblant à celle du président élu est sortie brandissant le signe de la victoire. Tout le monde a pensé que c’était Bachir, les applaudissements et les cris de joie ont fusé de partout et les médias ont annoncé très vite que le président-élu avait échappé à un attentat dirigé contre lui. Mais la réalité était hélas tout autre. Le corps du «Bach» se trouvait toujours sous les décombres.
Entre-temps, son épouse Solange était arrivée sur les lieux. Quelqu’un lui dit qu’il était sorti et transporté à l’hôpital pour une légère blessure. Elle a suivi l’ambulance dans laquelle il était censé être transporté. Mais à l’hôpital, personne ne l’avait vu arriver.
Les responsables des Kataëb, ceux des Forces libanaises, son frère cheikh Amine et son épouse Solange comme plusieurs amis et fidèles surveillaient le travail des secouristes. Ce n’est que vers 21h00 qu’il a été possible d’ouvrir le pont de fer situé au-dessus de la salle, à la place où se tenait Bachir. Le corps est alors retrouvé, mais difficilement reconnaissable, le sang lui couvrant le visage. Les responsables Kataëb le reconnurent grâce à son alliance, à son pantalon bleu, et à un papier trouvé dans sa poche, qui lui avait été remis par sa sœur Arzé au couvent où il lui avait rendu visite, avant la réunion, et par laquelle elle lui recommandait quelqu’un. Son corps a été transféré à Bickfaya vers minuit. Au petit matin déjà tout le Liban atterré apprenait la nouvelle. Le Premier ministre Chafic Wazzan annonce officiellement le martyr du président élu. L’attentat avait fait aussi 32 victimes et 65 blessés. La charge a été estimée à 200 kg de TNT.
La question était alors de savoir qui avait commandité et qui avait pu exécuter ce crime en plein cœur d’Achrafié. Le lendemain, les investigations n’ont pas tardé à obtenir des résultats: la décision de l’assassinat de Bachir Gemayel est prise au cours d’une réunion du Parti social nationaliste syrien (PSNS), et le membre du parti Habib Chartouni, a été chargé de l’exécution.
Chartouni était un homme de confiance du PSNS. Il entretenait de bonnes relations avec les membres du parti Kataëb. Il parlait couramment trois langues. Le PSNS observait de près les déplacements de Bachir. La décision d’agir est prise et un responsable du parti, Nabil Alam, est chargé de prendre contact avec Chartouni. Ce dernier se rend au domicile de Alam qui lui remet la charge explosive dans une valise, et lui explique le mode d’emploi. Chartouni transporte la charge dans la voiture de son père deux jours avant l’attentat jusqu’à sa maison dans la rue Nazareth à Achrafié, avant de la placer dans une valise d’habits chez son grand-père qui habite l’immeuble de la maison des Kataëb. Personne ne s’en est douté. La veille du crime, il place une valise pleine d’habits dans le grenier de la maison et y dépose l’explosif.
Le jour de l’attentat, Chartouni devait agir seul sans aide. Il a attendu l’arrivée de Bachir, puis il a appelé sa sœur lui demandant de le rejoindre sous prétexte que souffrant de la main, il ne pouvait pas conduire. Dès que sa sœur est sortie, il a appuyé sur le bouton comme Alam le lui avait expliqué, avant de jeter l’appareil dans un terrain vide près de sa maison à Nazareth. Puis il a décidé de rester sur les lieux, espérant de cette façon éloigner les doutes. Mais les enquêtes ont rapidement conduit jusqu’à lui. Sa sœur était en larmes sur les lieux du crime. Quand les responsables de l’enquête lui demandèrent des nouvelles de son frère, elle leur raconta qu’il l’avait appelée pour lui demander de le rejoindre.
Chartouni est arrêté. Il avoue le crime préparé au cours de réunions à Anjar, en présence de Nabil Alam, membre du PSNS, de deux membres des services de renseignements syriens, assistants de Ghazi Kanaan, Assef Hakim et Ali Hammoud et du colonel Kanaan lui-même (Source: Liban, l’instruction d’un crime: 30 ans de guerre, par Roger J. Azzam).
Les investigations achevées, Chartouni fuit mais il est retrouvé quelques heures plus tard. Il est détenu à la prison de Roumié pendant huit ans. Lorsque les forces syriennes ont envahi les zones chrétiennes, le 13 octobre 1990, Habib Chartouni, ainsi que les inculpés dans l’explosion qui a coûté la vie à Maya Bachir Gemayel sont libérés par une troupe qui a investi la prison. La famille du président martyr a signalé la présence de Chartouni, selon des témoins, dans les régions de Dhour Choueir et du haut Metn, mais les autorités libanaises n’ont pas bougé. Chartouni s’est rendu ensuite en Syrie.
Le 1er février 2007, Chartouni et Alam devaient se présenter devant la Cour, ils ne l’ont pas fait. Le juge Ralph Riachi a émis un ordre d’emmener à leur encontre. L’affaire est déférée devant le président de la Cour de justice, le magistrat Antoine Kheir. Ils devaient être jugés par contumace.
L’affaire Chartouni est récemment revenue sur le devant de la scène. Des initiatives sont prises par le PSNS et les prosyriens pour lui permettre de rentrer au Liban. La section estudiantine des Forces libanaises a riposté en effectuant un sit-in symbolique, place Sassine, devant le monument à la mémoire de Bachir Gemayel. Ils ont appelé le gouvernement libanais à remplir son rôle afin de ne pas assassiner Bachir Gemayel une seconde fois.
Le rêve que le président martyr a créé chez les Libanais s’est brisé en l’espace de quelques secondes. Trente ans après, ils regrettent toujours l’absence d’un président d’exception qui a lancé le slogan du 10452 km2, et qui devait en payer le prix.
Arlette Kassas
Qui est Habib Chartouni?
Habib Chartouni, né en 1956, est un militant du PSNS. Il avait occupé un poste de surveillance au centre du parti à Aley durant les années 1976 et 1977 avant de quitter pour la France, où il a poursuivi ses études pendant quatre ans. Rentré à Beyrouth, il venait souvent à la maison des Kataëb à Achrafié. Sorti de la prison de Roumié en 1990 par les forces armées syriennes il est, depuis, réfugié en Syrie.