Magazine Le Mensuel

Nº 2863 du vendredi 21 septembre 2012

ACTUALITIÉS

«Innocence des musulmans». La provocation de trop?

Dans la banlieue sud de Beyrouth, des dizaines de milliers de partisans du Hezbollah se sont rassemblés, lundi, autour de leur leader (voir encadré). Une  caricature cinématographique du Prophète profondément anti-islam diffusée via internet a suscité de très vives protestations dans le monde entier. Partout au Moyen-Orient, les intérêts américains sont visés.

 

Mercredi matin, 12 septembre, l’Amérique se réveille sous le choc. L’attaque du consulat américain à Benghazi a entraîné la mort de quatre diplomates dont l’ambassadeur Christopher J. Stevens.  Plusieurs sources évoquent désormais une action préméditée d’al-Qaïda. Mais dans la mémoire collective, ce drame restera le premier d’une série de violences synonymes de protestations. Tout cela pour un film. Dans un pays où la liberté d’expression est protégée par le premier amendement à la Constitution, l’incompréhension demeure. A la lumière des réactions occidentales mâtinées de fantasmes, de préjugés et d’ignorance sur ce déferlement de sang et de fureur, on comprend qu’il sera difficile de s’extirper du cercle vicieux. Les tensions exacerbent les passions vengeresses. Sur les forums internet et dans les cafés, les conversations se radicalisent et étouffent au berceau toute possibilité de conciliation.

Une pure provocation
«Innocence des musulmans» est un  récit lourd et sarcastique de la vie de Mahomet. Sans grand rapport avec l’esprit du Coran, des costumes arabes version Amérique des fifties, directement récupérés de Charlton Heston, et un décor désertique artisanal ajouté après tournage. A première vue, rien n’indiquait que ce caricatural montage audiovisuel devait un jour sortir des bas-fonds de l’histoire du cinéma. Tout indique en fait que ce nain cinématographique relève d’une pure provocation sans aucune visée artistique. D’un point de vue strictement pragmatique, il est stérile de produire un tel film. Pour développer une thèse, puisque tel semble être le but, on ne caricature pas autant si on veut être pris au sérieux. Après la fatwa de mort de l’ayatollah Khomeini contre Salman Rushdie pour ses versets sataniques, l’assassinat du cinéaste néerlandais Theo Van Gogh en 2005 et l’affaire des caricatures de Mahomet dans un journal danois, la même année, les chantres de la liberté de provocation devaient savoir à quoi s’en tenir. Plus c’est gros, plus ça passe dit-on. En faisant passer le prophète pour un pédophile violent et sanguinaire, que pouvait-on bien trouver sinon la haine?
Il a donc fallu attendre le soutien de personnalités rompues à l’exercice de la provocation anti-islam avec le pasteur Terry Jones en première ligne, pour que le brûlot du siècle rentre au hit-parade égyptien après un succès pour le moins confidentiel aux Etats-Unis.

Qui sont ces provocateurs
Le mystère ne s’est pas encore complètement dévoilé quant à l’exacte généalogie de l’œuvre. Il semble cependant incontestable qu’elle soit la réalisation d’une association de militants antimusulmans d’extrême droite. Ce qui est certain c’est que le réalisateur égypto-américain copte Nakoula Basseley Nakoula, alias Sam Bacile l’israëlo-américain, a agi en conscience, comme il l’affirme au Wall Street Journal, «l’islam est un cancer», «mon film est un film politique», «je n’attaque pas les musulmans je souligne le danger de l’islam». Il a indubitablement bénéficié d’un important réseau de soutiens plus ou moins obscurs qui lui a permis de médiatiser son œuvre. Au premier rang de ses soutiens, on peut citer Morris Sadik, le président de l’Assemblée nationale copte, Steve Klein, vétéran du Vietnam, proche des milices chrétiennes d’extrême droite ou encore le désormais célèbre pasteur Terry Jones, le brûleur de Coran qui s’est fait remarquer en proposant la diffusion de «The innocence of muslims» lors de son ubuesque journée internationale du jugement de Mahomet. Pour la question des fonds, Nakoula Basseley évoque des dons de 100 juifs à la hauteur de 5 millions de dollars. Rien n’est confirmé. Pour les autorités américaines, il fait figure de coupable idéal, dans la mesure où une potentielle effraction à sa probation suite à d’anciennes affaires lui vaudrait des poursuites. Les Etats-Unis donneraient ainsi l’illusion de poursuivre un responsable du film alors que la loi le leur interdit. De leur côté, les acteurs se justifient en expliquant avoir joué les scènes en parlant de maître Georges et non de Mahomet, qui aurait été ajouté à la fin du montage.
Les auteurs du film et leurs soutiens ont beau assurer leur malaise devant la tournure des évènements, il est peu crédible de regretter l’incendie quand on a mis de l’huile sur le feu.

Protestations unanimes
Avec un film aussi scandaleux, sous-titré en arabe et livré à domicile, les salafistes ont sauté sur l’occasion. Rapidement, la colère monte. Au Caire, des manifestations éclatent dans la soirée du 11 septembre devant l’ambassade américaine, des drapeaux sont brûlés. A Benghazi, à Tunis, à Téhéran, à Tripoli, à Kaboul, en Inde, en Jordanie, en Irak, à Khartoum, à Jakarta, à Paris, à Sydney l’escalade se propage. Entre forces de l’ordre et manifestants, la violence fait rage et tue. Les ambassades américaines et parfois européennes sont les cibles de toutes les  fureurs. La raison étant rarement maîtresse des ouragans humains et des déchaînements de frustrations, personne n’est en mesure de dire quand et comment sera maîtrisé l’incendie.
Contrairement aux manifestations chiites clairement hiérarchisées où les ordres viennent d’en haut, les protestations diligentées par les sunnites salafistes sont le fait de groupuscules. Ils arrivent alors à rassembler derrière leur rage très contagieuse de nombreux jeunes désœuvrés et un grand nombre de personnes sans attachement spécial au salafisme. Ils accentuent ainsi grandement leur influence.
Même du côté des sunnites plus modérés, on critique «l’innocence des musulmans» avec virulence.

Condamnations internationales
Les condamnations ne se sont évidemment pas fait attendre côté américain, où le contexte électoral ajoute encore des enjeux à la complexité de la situation. Barack Obama est forcément déstabilisé par des violences qui secouent le pays qu’il a contribué à «libérer». Mitt Romney critique les réactions du gouvernement qui, selon lui, auraient pu laisser entendre que certaines violences étaient justifiées. Alors, «l’innocence des musulmans» peut-il être pour le président en exercice ce que la prise d’otages iranienne a été pour Carter? Il est trop tôt pour l’affirmer mais les spécialistes s’accordent à penser  que si Romney veut l’emporter, c’est plutôt sur l’économie qu’il doit enfoncer le clou.
Au lendemain de la visite papale au Pays du Cèdre, l’espoir, né d’une communauté arabe multiconfessionnelle unie autour d’un message de paix s’avère quelque peu atténué par les violences qui secouent le monde musulman.

Antoine Wenisch
 

Le Hezbollah entre en scène
Côté Hezbollah, on attendait le départ du pape. Dès dimanche soir, Hassan Nasrallah a lancé un appel à manifester dans plusieurs régions libanaises tout au long de la semaine. «Les responsables de ce film, à commencer par les Etats-Unis, doivent rendre des comptes» a-t-il déclaré, considérant l’«Innocence des musulmans» comme la pire insulte de l’Histoire faite à l’islam. Accusant les auteurs du film de vouloir «provoquer une guerre interreligieuse dans le monde», le leader du Parti de Dieu a exhorté chrétiens et musulmans à la prudence afin de ne pas sombrer dans un conflit. Lundi, dans la banlieue sud de Beyrouth, l’homme fort du Hezbollah est apparu en public pour la première fois depuis 2008, devant des dizaines de milliers de supporters enthousiastes. Son intervention est d’autant plus marquante que le Liban va diriger, ce mois-ci, le Conseil des ministres de la Ligue arabe alors que la forte cote de popularité de Hassan Nasrallah forgée en 2006 contre Israël est remise en cause par sa proximité avec le régime syrien. Il a réclamé dans ce contexte une «résolution dans les principales institutions internationales» afin «d’interdire les insultes aux religions».

Tripoli s’enflamme
A la sortie de la prière du vendredi, à l’heure où Beyrouth accueillait Benoît XVI pour une visite historique, une foule de fidèles se sont dirigés vers le sérail avant que des heurts n’éclatent avec les Forces de sécurité. Deux restaurants fast-food américains ont été ravagés par les flammes. Un mort et 27 blessés étaient recensés parmi les manifestants. Arborant des drapeaux noirs islamistes, ils s’en étaient pris tour à tour au pape en déchirant ses portraits, à l’Amérique incarnation du grand Satan et à l’Etat croisé, lui préférant un Etat islamique.

Interview express du cheikh Mohamed Nokkari

Mohamed Nokkari est l’ancien directeur de dar el-Fatwa. Magazine l’a interrogé sur l’affaire du film islamophobe.

Quel regard portez-vous sur les protestations souvent violentes qui ont succédé à la diffusion du film «innocence des musulmans»?
Celles-ci sont contre l’esprit de l’islam qui ne prône pas la violence. Il est nécessaire en revanche de réagir à une agression de la même manière. Des éclaircissements sur la vie du prophète sont préférables. Encore une fois, toutes les violences sont évidemment condamnables. Le prophète n’a jamais réagi violemment aux critiques. Ceux qui ont fait cela sont des musulmans ignorants ou bien des tierces personnes qui veulent répandre une mauvaise image de l’islam et le déstabiliser.

Google et Youtube ont refusé d’interdire la diffusion du film à l’exception de certains pays. Entre liberté d’expression et respect des croyances religieuses, où se situe le juste équilibre?
Si vous écrivez une thèse de doctorat, ce n’est pas au nom de la liberté d’expression que vous serez publié. Il faut s’approcher le plus possible de la vérité dans tous ses aspects. Je suis évidemment pour la liberté d’expression mais aussi pour la vérité. Je dirai aussi qu’il y a des limites à la critique, plus particulièrement concernant la religion, qui touche à l’éducation, à la culture et à l’irrationnel. On peut ne pas comprendre, on peut interroger, mais pas critiquer. Je suis pour l’interdiction de toute œuvre cinématographique qui critique une religion.

Tout semble en effet indiquer que ce film est une véritable provocation sans aucune visée artistique. Le nom du copte égypto-américain Nakoula Basseley Nakoula, alias Sam Bacile, qui semble se dégager vous inspire-t-il?
Quels qu’ils soient, leur action est condamnable. Il faut que les responsables soient jugés. On peut commettre un crime contre des biens et contre des personnes, mais aussi contre des idées.

Romney a critiqué les réactions d’Obama. Et on ne sait pas encore précisément d’où viennent les fonds qui ont constitué le budget du film. Certaines voix parlent d’un complot pour déstabiliser le président…
Très possible. Les enjeux américains sont complexes et cachent beaucoup de choses. Pourquoi sortir ce film à ce moment précis? Il peut s’agir d’une agitation pour empêcher la réélection du président sortant.
 

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