Les conflits qui secouent le Moyen-Orient bénéficient aux trafiquants d’objets d’art. Le Printemps arabe est une nouvelle manne pour les contrebandiers qui dominent ce marché, estimé à près de 6 milliards de dollars annuellement. Coup d’œil sur ce secteur très secret, Magazine enquête.
C’est souvent au grand jour qu’opèrent les trafiquants d’art. Ils se donnent souvent l’allure de collectionneurs bien renseignés, mais ce sont parfois les fils du terroir, nés près de sites célèbres, en général très mal gardés. Ils peuvent être également antiquaires ou archéologues et ont généralement un penchant prononcé pour le goût du lucre. Le marché noir de l’art est le troisième commerce illégal le plus lucratif au monde, après celui des armes et de la drogue. Au Moyen-Orient, ce trafic a profité de l’instabilité prévalant dans la région. La guerre d’Irak est le premier conflit témoin de cette nouvelle réalité. Selon un documentaire produit par Romain Bolzinger pour Java Films intitulé Art Trafficking: the Spoils of the war on Terror (Le Trafic de l’art: le butin engrangé par la guerre contre le terrorisme) al-Qaïda et l’Armée du Mehdi seraient impliquées dans le pillage de sites archéologiques et de musées en Irak. Elles auraient infiltré ou couvert les filières des trafiquants d’art pour financer leurs milices et leurs activités terroristes. En Irak, toujours selon le documentaire, près de 75000 œuvres d’art et reliques anciennes auraient été volées. Moqtada Sadr, figure religieuse chiite irakienne, leader du mouvement des Armées du Mehdi, démantelé en 2008, aurait même émis une fatwa permettant aux musulmans le vol des sites préislamiques. Cet édit religieux fut contesté quelque temps plus tard par une nouvelle fatwa émise cette fois par le grand Ayatollah irakien Ali Sistani, qui condamne fermement ce genre d’activités.
Après l’Irak, la Syrie
Neuf ans plus tard, c’est un autre pays qui fait le bonheur des trafiquants. La rébellion syrienne est porteuse non seulement de bouleversements politiques, mais potentiellement d’un nouveau séisme dans le domaine de l’art au cas où la situation n’était pas rapidement contenue. Selon des articles parus dans la presse internationale, des contrebandiers se seraient attaqués au site d’Apamée (situé près de la ville de Hama) et auraient volé des mosaïques romaines en arrachant des colonnes transportées par bulldozers. Des incidents similaires ont été signalés dans les «villes mortes», des ruines éparpillées sur plusieurs collines boisées dont un riche bourg fondé au IVème siècle qui accueillait un évêché byzantin situé entre Alep et Idlib.
«On commence à voir apparaître des pièces antiques ici et là, mais on est encore loin de la période du vandalisme systématisé dont l’Irak s’est distingué durant les années de guerre», insiste un collectionneur sous couvert d’anonymat. «Le patrimoine archéologique de la Syrie est toutefois de plus en plus menacé», admet-il.
Le commerce illicite des antiquités est, en quelque sorte, un sous-produit des grands efforts de la Syrie pour promouvoir son tourisme historique à l’étranger, aiguisant ainsi involontairement l’appétit des collectionneurs pour des pièces rares provenant de ce pays. Le plus grand danger réside dans le pillage des musées nationaux, fréquent en temps de guerre. Au cours de la dernière décennie, les autorités syriennes ont rendu publiques les différentes découvertes archéologiques dans les provinces. Il y a donc de nombreux musées disséminés à travers le pays, dotés de collections d’une valeur inestimable. On ne sait pas clairement si la Direction générale syrienne des Antiquités et des Musées a pris les mesures nécessaires pour éviter une telle catastrophe en mettant en lieu sûr les œuvres maîtresses. Selon le site Syria Today, citant Irina Bokova de l’Unesco, le risque de pillage et de contrebande d’objets d’art est devenu «extrêmement élevé» en Syrie. Toujours selon Syria Today, citant le site d’informations Sana, les autorités syriennes ont saisi un certain nombre de pièces archéologiques, y compris des poteries et des statuettes… alors qu’on tentait de les passer en contrebande au Liban à travers la frontière d’Al-Daboussiya. Le 29 avril 2012, le quotidien Al-Baath a également fait état de plusieurs pillages au musée de Maarrat-Numan, où plus de vingt bustes antiques auraient été volés par des groupes armés, puis récupérés par le Département d’archéologie de Palmyre.
Au Liban, de nombreux réseaux
Le Liban se trouve donc, une fois de plus, au centre du trafic des antiquités à l’instar de la Jordanie. C’est à travers ces deux pays que les œuvres d’art irakiennes étaient passées en douce, lors de la Guerre en Irak, selon le documentaire produit par Java Films. «Il est désormais beaucoup plus facile de sortir les antiquités volées en Syrie, en raison de la porosité des frontières. Les gens ont moins d’appréhension à participer à ce trafic en raison de l’affaiblissement de l’Etat des deux côtés, que ce soit au Liban ou en Syrie», raconte un archéologue qui s’exprime sous couvert d’anonymat.
Au Liban, berceau de la civilisation phénicienne, le trafic de l’art est une source importante de revenus pour de nombreux réseaux souvent appuyés par des factions politiques. Durant la guerre civile au Liban, un des premiers à s’intéresser aux butins des pilleurs est le leader druze Walid Joumblatt, dont la collection est acclamée par de nombreux experts. Le musée national et divers sites avaient fait l’objet de vols.
«La plateforme de l’art s’est toutefois fortement calmée depuis la fin de la guerre de 75-90», commente un des archéologues interviewés par Magazine. Cela ne veut pas dire pour autant que la contrebande des antiquités ait pris fin. Le collectionneur estime, quant à lui, que l’affaiblissement de l’Etat et la révolution syrienne vont certainement permettre la réactivation des filières de contrebande. Une analyse que semble confirmer une lettre de l’ancien Premier ministre syrien Adel Safar publiée par le groupe Facebook intitulé Ruines archéologiques syriennes en danger. Selon cette lettre des «gangs professionnels internationaux» auraient apporté des équipements et des appareils de communication satellite destinés au pillage des musées et des banques. Safar cite les nombreuses similitudes existant entre ces réseaux et ceux ayant opéré en Irak et en Libye.
Les gangs ont longtemps été impliqués dans la contrebande d’objets à travers le Liban ou la Jordanie, pays servant aujourd’hui de points de passage vers les collectionneurs européens et américains.
Un conflit pouvant leur profiter, les gangs n’ont pas besoin de beaucoup de temps pour démarrer, car ils disposent de réseaux et de contacts déjà en place et savent à quelles portes frapper, que ce soit au niveau des archéologues, des antiquaires ou des petites mains qu’ils engagent sur le terrain.
«La corruption au Liban est une véritable aubaine pour les collectionneurs et pour ces divers réseaux. Ils entretiennent d’excellents rapports avec les archéologues qui les contactent lorsqu’une pièce est susceptible de leur plaire», explique le collectionneur. Un même scénario pourrait commencer à se profiler en Syrie, estime-t-on.
La passivité de l’Etat libanais pourrait aggraver la situation. Un bateau aurait été récemment interpellé par l’Armée libanaise, tentant de mettre un terme à la contrebande d’armes vers la Syrie. Mais grande surprise! Il transportait en fait des antiquités phéniciennes et romaines dont un sarcophage, pièce extrêmement rare. L’armateur, un important collectionneur libanais, appréhendé par l’armée, aurait été rapidement libéré en raison de pressions politiques.
«Les petits trafiquants sont ceux qui se font arrêter le plus souvent alors que les autres courent toujours. Les chefs de gangs opèrent par contre au Liban, en toute impunité. Ils jouissent le plus souvent d’une couverture politique», assure un archéologue. Très souvent, ces réseaux de l’art vont de pair avec les canaux de la drogue ou des armes.
La situation en Syrie est aujourd’hui très critique et l’instabilité libanaise ne présage rien de bon. Même si, pour le moment, le marché noir des antiquités au Liban ne semble pas saturé par des objets de provenance syrienne, cela ne veut pas dire pour autant que la menace n’est pas là, ou que les vols n’ont pas déjà eu lieu sur le terrain.
Mona Alami
Corruption
Un des archéologues interviewés par Magazine accuse la Direction libanaise des antiquités de corruption. En effet, il arrive, dit-on, que l’on perde de vue, dans les entrepôts de la Direction, des objets mis à jour à l’occasion de fouilles. Elles reparaîtraient plus tard dans des collections privées. «Nous avons souvent vu des pièces, que nous avions cataloguées, entre les mains de collectionneurs locaux. Cela veut dire qu’il y a eu une fuite au sein de la direction», dénonce l’archéologue. Au Liban, le pillage est souvent le résultat d’un manque de discernement de la part des propriétaires de terrains que ce soit dans la Békaa ou sur les côtes libanaises. «Ces derniers ne comprennent pas que de telles découvertes sont la propriété de l’Etat dont ils se méfient souvent», signale Hélène Sader, professeur d’archéologue à l’AUB. Conformément à la Convention du patrimoine mondial, les autorités sont responsables de la protection du patrimoine culturel en temps de troubles politiques. Il n’est pas seulement de la responsabilité du gouvernement de protéger le patrimoine, mais aussi celle des gens et de la communauté internationale. Au Liban, la corruption ne se limite pas au pillage mais elle existe aussi dans la destruction de sites archéologiques. A titre d’exemple, seuls sept des 196 sites découverts à Beyrouth auraient été préservés. Selon un des archéologues, toutes les factions politiques ayant des propriétés au Liban auraient tenté de corrompre la Direction des antiquités ou tout simplement détruit les sites anciens comme dans le cas des Tours Venus. Il semblerait que la seule personnalité se conformant aux instructions de la Direction générale des antiquités soit le… Premier ministre Najib Mikati.
L’importance de Google Earth?
Après l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003, l’archéologue Elizabeth Stone enseignante à l’Université Stony Brook, a voulu quantifier le pillage du «berceau de la civilisation». Elle a obtenu des images satellite de près de 1800 sites dans le sud de l’Irak prises avant l’invasion. En étudiant les photos avant et après la guerre, elle a été en mesure d’identifier les tendances des pillages. Inspiré par Stone, Brodie et Contreras ont reproduit ce schéma en Jordanie en ayant recours à… Google Earth. Ils ont trouvé, en 2004, les preuves du pillage dans le sol grêlé du cimetière du Bronze ancien nom de Bab adh-Dhra. En prenant une image sur Google Earth des cimetières de l’âge du bronze de Bab adh-Dhra et Qazone, dans la plaine sud-est de la mer Morte, en Jordanie, puis en incorporant des données avec un logiciel particulier, les chercheurs ont ainsi pu délimiter et étudier les zones pillées.