Le jeu de Khaled Yassine aux percussions est tellement particulier qu’il vous emmène loin, très loin, à votre insu, à l’orée de l’univers musical qu’il s’est construit. Rencontre avec un artiste qui voit la musique comme image réfléchissante de la vie.
C’est à 5 ans, dans le village natal de sa mère, près de Baalbeck, que Khaled Yassine émet pour la première fois des sonorités musicales. Non pas sur un instrument classé comme tel. Mais sur le récipient qu’on utilise couramment chez nous pour mettre du laban, vous savez ce bocal en plastique. Et Khaled en jouait comme d’une darbouka. Un don naturel que son frère, s’y connaissant un peu en la matière, est le premier à déceler. Il lui achète aussitôt une vraie darbouka et lui apprend les rudiments du jeu, avant de l’emmener auprès d’un connaisseur. Au bout de quelques cours, Khaled commence à jouer dans les mariages du coin, dès l’âge de 7 ans. Il mènera ce train de vie jusqu’à ses 11 ans, quand la famille déménage à Beyrouth.
Rupture. Changement d’école, de quotidien. Le temps de s’habituer à la vie à Beyrouth, avant que l’inconnu ne devienne routine, et que les habitudes redémarrent. A l’intérieur de la maison familiale, Khaled, muni d’une nouvelle darbouka, reprend son jeu. Un jeu dans le double sens du terme, parce que jusqu’à 18 ans, la musique était pour lui une source d’amusement. Jusqu’au moment où il entre au Conservatoire national de musique. Pour s’enfuir au bout de deux ans. Le jour où, aux alentours de 2000-2001, il décide qu’il sera musicien. «Mes muscles, mes mains me faisaient mal, me brûlaient, littéralement, physiquement. Je me demandais tous les jours, qu’est-ce que je fais? Je dois faire de la musique».
Nouveau changement de vie. Cette fois de manière encore plus drastique. Exit le Conservatoire, l’université, les études en gestion… Désormais c’est la musique. Rien que la musique. «La vie s’équilibre après». Khaled commence à jouer tout seul, en autodidacte. Et depuis il n’a cessé de s’y consacrer. Corps et âme. Au fil de la conversation, son interlocuteur est étonné par la manière dont la musique, la vie et sa personnalité s’enchevêtrent, chacune influant sur l’autre. Quand il tient son instrument entre les mains, «il n’y a plus de problèmes dans la vie. Il se passe autre chose, je deviens heureux ». Il arrive à atteindre cet espace enfantin, ce coin de l’enfance où le jeu reste un jeu, malgré tout le sérieux que cette carrière implique. Khaled s’amuse toujours quand il joue de la musique. Le jour où il ne le fait pas, il a l’impression de travailler. Et c’est ce qui détermine actuellement ses choix, quant aux musiciens avec qui il joue et les projets auxquels il participe. «L’essentiel c’est que ceux qui sont avec moi, me disent des choses au niveau du jeu, qu’ils soient en train de bouillonner et que je puisse défendre le projet. Sinon je stresse et je sens un manque d’intérêt, de communication».
De patience et de passion
Khaled Yassine avoue qu’il a commencé sa carrière musicale tardivement, à 20 ans. Mais question de patience, d’énergie, de coïncidence, de hasard, de rencontres, de discussions, de passion surtout, il a pu gravir les échelons rapidement et brûler des étapes. Il reconnaît l’influence positive de certains musiciens sur son développement, à l’instar du batteur Fouad Afra, qui, avec toute sa générosité, lui a ouvert des portes, l’a poussé à écouter la musique différemment, à se poser des questions sur le pourquoi et le comment de chaque son, de chaque note. De question en question, de genres en styles différents, au fil du temps, Yassine a affûté ses exigences, délimité la direction qu’il aspire à suivre musicalement, esthétiquement, conceptuellement. Et les nombreux projets sur lesquels il travaille s’orientent dans cette direction.
C’est notamment son expérience avec le oudiste et compositeur tunisien Anouar Brahem qui l’a aidé à mettre le doigt sur le genre de son qu’il cherche à développer et auquel il aspirait depuis des années, avant même qu’il ne devienne musicien, inconsciemment, sans le savoir. Khaled se rappelle avoir entendu Brahem pour la première fois en 1999. « J’ai senti alors que je pouvais m’accorder avec ce genre de musique, que j’avais en moi la curiosité de défricher ce chemin musical». Et c’est arrivé. En 2004, à Tunis, alors qu’il jouait dans le cadre d’une pièce de théâtre, la belle-sœur d’Anouar Brahem lui dit que ce dernier cherchait un percussionniste. La rencontre fut. Un jam. Une discussion. Les deux musiciens font connaissance. Trois ans plus tard, Brahem, de passage au Liban pour un concert, contacte Khaled et évoque avec lui la possibilité que ce dernier voyage. En 2008, ils entrent au studio pour enregistrer l’album The Astounding Eyes of Rita. La tournée débute et se poursuit toujours. Au fil du temps, Khaled est devenu plus exigeant sur la dynamique du son, sa qualité, sa texture, sur l’improvisation. « Avec Anouar, la dynamique est celle d’un volume bas. Je pense donc à l’instrument d’une manière différente, plus intime. C’est le chemin que je cherchais toute ma vie».
D’ailleurs, depuis 2010, il lui est devenu très difficile de jouer dans des pubs qui impliquent une autre dynamique, un autre genre de jeu, plus fort, pour couvrir le borborygme des gens, le volume élevé des autres instruments. Ce qui implique également un effort physique et musculaire qui peut le limiter à long terme, et même nuire à son approche de l’instrument. Et les recherches se poursuivent… «Tous les jours, j’essaie des possibilités, selon un mode opératoire précis. C’est comme si quelqu’un a trouvé de nouvelles lettres mais qui n’arrive pas encore à construire une phrase». Son modus operandi est devenu un modus vivendi. «Tout est très lié. Les recherches, les questions quotidiennes influent sur ma personnalité. Je regarde la vie différemment en raison de l’attention que je porte à tous ces détails, des habitudes que j’ai acquises. Ce n’est plus juste une question de musique que je veux jouer, mais de vie que je veux vivre».
Quand Yassine dialogue avec ses instruments de prédilection, l’inséparable darbouka, le rik ou le frame, la subtilité se matérialise. Il lui suffit d’effleurer la chair tendue de l’instrument pour que votre corps se tende aussitôt, doucement, subtilement, puissamment. C’est ce que perçoit le spectateur-auditeur quand Khaled joue. On est loin de se douter de toute la tension qui passe dans l’esprit du musicien, dans son corps, dans son rapport avec l’instrument, avec les musiciens, avec la musique. Quand Khaled joue, la musique parvient à joindre les contraires, à faire fusionner la force et la subtilité. Une question de technique, de jeu maîtrisé? Cela va au-delà. C’est une question de caractère, de personnalité, qui se dévoile sur scène. «On ne peut rien cacher sur scène. On est nu. C’est le danger de tous les métiers des arts. Ce qu’on voit sur scène, c’est le caractère». Et Khaled se dévoile.
Nayla Rached
Edict Records
Depuis un an environ, un nouveau label a vu le jour, Edict Records, dont Khaled Yassine assure le poste de directeur artistique. Le label est né en quelque sorte sous son instigation, parce qu’il sentait qu’il manquait un maillon sur la scène locale. Un maillon à travers lequel on pourrait établir une vraie communication à tous les niveaux, entre le producteur, le compositeur, le musicien, les musiciens. Que tous ensemble puissent avoir de vraies discussions sur les aspects artistique, esthétique, scientifique, stylistique, sur la composition, le son, l’arrangement, le jeu… et voir au final le résultat dans un album. Deux albums sont déjà sortis sur le label Edict Records, Ashur du pianiste Tarek Yamani et Siberian Bear du batteur Kristijan Krajnčan, un troisième du saxophoniste Bassel Rajoub est en gestation et un quatrième, un duo Elie Koury/Khaled Yassine est également en préparation. Mais ce n’est pas juste une question d’albums ou de business. Khaled Yassine voit les choses à long terme. Pour construire un entourage adéquat qui propose du nouveau, du renouveau, qui essaie d’être vrai, de poser des questions actuelles, contemporaines, qui prenne des risques. Le tout centré autour d’une musique où l’improvisation est vitale.