Entre son fils de 15 ans arrêté sans permis de conduire au volant d’une voiture aux vitres teintées; son arrivée à bord de quatre véhicules bondés d’hommes en armes; ses menaces contre les membres du barrage des Forces de sécurité intérieure pour faire libérer son rejeton; son ultimatum lancé au Hezbollah pour qu’il retire ses affiches de Saïda (quelle autorité lui confère-t-elle le droit d’interdire un affichage?); son attaque armée contre le quartier al-Taamir (la vidéo qui circule le montre clairement en train d’ordonner à ses hommes de passer à l’action); son apparition aux funérailles de ses deux partisans tués, entouré de dizaines d’hommes armés, au lendemain des assurances du ministre de l’Intérieur qu’aucune présence milicienne ne sera tolérée; sa décision de transformer une place publique en cimetière sans autorisation du Conseil municipal et l’élargissement du périmètre de sécurité autour de sa mosquée à Abra (routes fermées, blocs de béton sur la chaussée, vigiles en armes etc.), les infractions de cheikh Ahmad el-Assir sont tellement nombreuses qu’il serait fastidieux de tenir un registre.
Que certains puissent le trouver, malgré ces faits d’armes peu glorieux, «attachant», «sympathique», ou «courageux», est franchement inquiétant. Plus grave encore est cette complaisance dont il bénéficie de la part de responsables officiels, alors qu’il a, à son palmarès, le record du plus grand nombre de lois violées ou bafouées en une seule journée.
Certains sont-ils à ce point désespérés d’en finir avec le Hezbollah et ses armes qu’ils encouragent, justifient ou font semblant de ne pas voir ces excès? Pourtant, ces dérives sont le type même de comportements qu’il faut à tout prix éviter dans un pays comme le Liban et dans un contexte régional aussi explosif.
Que des Libanais s’inquiètent de la «force excédentaire» du Hezbollah est légitime. Ceux-ci estiment que les équations qui justifiaient, pendant deux décennies, l’existence d’un parti disposant d’une branche militaire, ne sont plus de mise aujourd’hui. Les temps ont changé, les priorités aussi, soutiennent-ils. Ils pensent que les armes du Hezbollah, qui ont, certes, servi à libérer le Liban-Sud et à faire face à Israël, et qui sont couvertes par les déclarations ministérielles des gouvernements successifs, ont actuellement une fonction interne, ce qui équivaut à faire une partie de trictrac avec une paire de dés pipés.
La réponse à ces appréhensions est-elle de tolérer un phénomène déviant comme celui d’Ahmad el-Assir, qui développe un discours sectaire et haineux, totalement inacceptable dans un système communautaire tel celui qui est en vigueur chez nous? Il existe au Liban une sorte de pacte d’honneur, mais aussi des lois inscrites au code pénal, qui interdisent l’exacerbation des tensions interreligieuses. Il y a sans doute des musulmans et des chrétiens qui ne s’aiment pas, des sunnites et des chiites qui se détestent, des druzes qui méprisent tous les autres, pour la simple raison qu’ils appartiennent à une autre confession. Toutefois, personne ne le dit tout haut. D’ailleurs, peut-on dire tout ce que l’on ressent ou l’on pense, sans risquer de blesser l’autre ou de provoquer sa colère?
Dans un pays où le confessionnalisme est érigé en système politique, la retenue n’est plus seulement une option mais un devoir, une obligation, une exigence patriotique. La transgresser mettrait en péril la paix civile, l’équilibre de la nation. Imaginons ce qui adviendrait si les membres des communautés se mettaient à s’offenser ou à s’injurier, ou si certains seraient pris de l’envie d’interdire aux membres d’une autre confession d’afficher leurs croyances religieuses, de pratiquer leurs cultes librement, comme le garantit la Constitution. Le Liban ne serait plus qu’une suite interminable d’implosions et d’explosions.
C’est ce pacte d’honneur qu’Ahmad el-Assir est en train de détruire. Son action vise, avant tout, à banaliser un discours sectaire qui faisait partie, il y a peu, des interdits et des tabous.
Voilà maintenant qu’après les paroles, le cheikh veut passer aux actes. «Les armes face aux armes», dit-il. Une logique dangereuse, voire mortelle, et lamentablement simpliste. Même les pires ennemis du Hezbollah, comme les Etats-Unis, admettent, voire encouragent, les Libanais à régler le problème des armes par le dialogue. Mais voilà que certains Libanais misent sur un équilibre de la terreur: des armes sunnites face à l’arsenal chiite.
Si le cheikh, ou quiconque d’autre, s’acharne à détruire les fondamentaux et à dépasser les lignes rouges, c’en est fait du Liban. Ce sera alors échec et mat.
Paul Khalifeh