Magazine Le Mensuel

Nº 2872 du vendredi 23 novembre 2012

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Alain Ménargues. «Sans connaître le passé, il est difficile de construire l’avenir»

Connu pour son intégrité et son indépendance, Alain Ménargues est un journaliste d’investigation, dont les ouvrages constituent une référence sur le plan historique. Nous l’avons interviewé sur son second tome de Les secrets de la guerre du Liban.

Après un premier tome sur Les secrets de la guerre du Liban, vous en rééditez la suite qui se focalise sur la période 1982-84 (massacre des camps de Sabra et Chatila, voyage du président Amine Gemayel à Damas…). Pourquoi, trente ans après, revenir sur cette période noire du Liban?
Si je le fais, c’est parce que je crois que les Libanais font, volontairement ou non, abstraction de leur passé, comme s’ils en avaient peur. Mais sans connaître leur passé, il leur sera difficile de vivre le présent et de construire efficacement l’avenir. Je pense que la période 80-84, la période israélienne au Liban, même s’ils l’ont quitté totalement en 2000, est une période charnière. Le Liban d’avant 1980 et le Liban d’après 1984 sont deux Liban totalement différents. Les rapports de forces ne sont plus les mêmes: le monde chiite a été bouleversé par l’arrivée d’Amal puis du Hezbollah, le monde chrétien a éclaté en des tendances qui se sont affrontées, le monde sunnite a remplacé ses grandes familles par des puissances de l’argent. Le Liban d’antan a été «avalé» par les conséquences de la présence israélienne et il en supporte encore aujourd’hui les conséquences.

Journaliste d’investigation, vos ouvrages sont connus pour correspondre à la réalité des événements retranscrits du fait de votre intégrité journalistique, mais aussi de votre accès exceptionnel à des archives inédites. Comment les principaux protagonistes de vos livres ont-ils réagi à sa parution?
Dire qu’ils ont été contents et heureux, ce serait loin d’être exact. Que certains aient même pensé à me faire des procès est très vraisemblable. Mais la puissance des faits est quelque chose de difficilement contestable et l’important est que chacun assume ce qu’il a fait, tout comme moi j’assume ce que j’ai écrit. Le journalisme à mes yeux (je suis d’une vieille école) ne doit pas commenter, analyser, mettre en perspective avant même d’écrire les faits, comme cela se fait trop souvent. Certes, la presse d’opinion est indispensable, mais la presse d’information est incontournable et, malheureusement, elle manque au Liban, ce qui contribue peut-être à donner ce caractère inédit à mes livres.

Ont-ils tenté d’entrer en contact avec vous?
Non. La seule chose que l’on m’a récemment reprochée dans un court communiqué publié dans le quotidien an-Nahar, c’est qu’il y avait des erreurs de chronologie dans mon récit sans, bien sûr, dire lesquelles. Ce qui, à mes yeux, est un reproche aussi léger que ridicule.

Vous êtes connu pour vos positions contre Israël, et cela vous a d’ailleurs coûté votre poste à la tête de RFI et de Radio Monte-Carlo en arabe. Le lobby juif est-il aussi puissant qu’on le dit?
Je ne suis pas contre Israël. Je suis farouchement opposé au colonialisme, à l’apartheid. On m’a traité d’antisémite. Comment puis-je l’être dès lors que mon épouse est arabe? Les sionistes jouent sur l’amalgame des mots. Ils ont, pendant des années, bloqué toute réflexion en provoquant et, maintenant, une sorte de culpabilité pour tous ceux qui critiquent le sionisme en Israël: ils ont imposé à la France la culpabilité des trains. De nombreuses personnes se sont élevées contre leur apartheid que les Israéliens eux-mêmes traitent de racisme. Pourquoi les critiques émises en Israël n’ont pas le droit d’être reprises en France? On en est arrivé à ce que Le Crif demande l’interdiction d’une chanson sur Gaza.

Allez-vous écrire d’autres ouvrages sur le Liban?
Oui. Je termine l’écriture d’un ouvrage sur la guerre de 2006 et je m’intéresse beaucoup à la manière dont a été faite l’enquête sur l’assassinat de Rafic Hariri.

Propos recueillis par Danièle Gergès
 

Bio en bref
Alain Ménargues est un journaliste d’investigation et écrivain français, ancien directeur de l’Information et des antennes de Radio France Internationale – RFI et correspondant de Radio France de 1982 à 1995. Il est spécialiste du monde arabe et a été envoyé spécial permanent au Moyen-Orient pendant plus de dix-huit ans. Ménargues est actuellement consultant en communication et écrivain. Il est installé en Arabie saoudite depuis septembre 2010. Il collabore à de nombreuses publications françaises, ainsi qu’à des radios de divers pays.
 

 


 

Pierre Conesa
Géopolitique, comment se faire des ennemis?

En stratégie géopolitique, on s’interroge sur la façon de gagner la guerre.  Avec le moins de temps, avec le moins de coûts, avec le moins de pertes.  Praticien des relations internationales, Pierre Conesa soulève une question autrement plus intéressante, parce qu’autrement moins médiatisée.  Comment se créer un ennemi? Entretien.

Pierre Desproges disait que «l’ennemi est bête; il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui». Pierre Conesa est un esprit libre. Libre et original. Une plume incisive aussi. Lucide, il ne ménage ni la chèvre, ni le chou, ni l’Orient, ni l’Occident, ni les prétendues dictatures, ni les supposées démocraties. Conjuguant ses connaissances académiques et son expérience des arcanes du pouvoir, il livre un regard neuf et affûté sur les réalités  géostratégiques. A contre-courant de l’esprit du temps. A l’occasion du Salon du livre, il présente son ouvrage La fabrication de l’ennemi, ou comment tuer avec sa conscience pour soi, paru l’année passée chez Robert Laffont. Le prêt à penser politique en prend un coup. A lire d’urgence.

Quel message avez-vous voulu faire passer dans votre livre?
J’aimerais savoir pourquoi l’Iran est un ennemi plus que l’Arabie saoudite. Mais personne ne me répond. L’Iran constitue un danger islamiste inférieur à l’Arabie saoudite et un risque pour la non-prolifération inférieur au Pakistan. Il y a deux poids deux mesures.
La première étape dans un conflit, c’est de déterminer un ennemi. Mais cela, on n’en parle pour ainsi dire jamais. On se contente de savoir comment et pourquoi on le gagne. Il y a aujourd’hui environ 450 lieux de crise sur la planète. J’ai souhaité en dresser une typologie selon les protagonistes et la nature de l’ennemi, pour en cerner les tenants et les aboutissants avec précision. Je distingue en particulier le conflit de voisinage, où l’on se bat pour un lopin de terre; le conflit de type guerre froide, où deux grandes puissances se battent pour une influence; la guerre civile lorsque l’ennemi est intérieur; l’ennemi caché, lorsque le complot surgit; la guerre des concepts, lorsqu’on se bat contre le terrorisme ou la prolifération; le conflit d’occupation où l’un prétend apporter la civilisation à l’autre; et enfin, le conflit médiatique. Dans tous les cas, le processus de désignation de l’ennemi est un choix politique. Cela signifie qu’un même processus peut déconstruire l’ennemi. Je citerai, à titre d’exemple, la réconciliation entre la France et l’Allemagne. Cela signifie aussi qu’une victime peut devenir bourreau.

Mais cette réconciliation s’est faite dans un cadre atlantiste. En filigrane, se détache un paradigme de conflit binaire. L’Occident mené par les Américains d’un côté et le reste du monde de l’autre. Rapprochez-vous vos constats au choc des civilisations cher à Samuel Huntington? Quelle analyse faites-vous de l’Otan, une organisation qui n’a plus le sens qu’elle avait lors de sa création sous la Guerre froide?
L’ouvrage de Samuel Huntington a été traduit en 35 langues. On est donc obligé d’en discuter. Mais il n’est pas non plus possible, malgré le renseignement, malgré des analyses d’anticipation, de prévoir les évolutions géopolitiques à plus ou moins long terme. Quelles sont les réelles menaces? De toute façon, même s’il y a peu de risques, on fait planer la menace. La menace est un marché à part entière. Plus il y a d’angoisse, plus il y a de lecteurs.  
Sur la question de l’Otan, on a aussi le projet de bouclier antimissile américain en Pologne. L’idée est de se prémunir contre une menace potentielle dans dix ou vingt ans. Cela a beau être un système défensif, cela a beau être un principe de précaution, on voit bien que cela aboutit à une escalade, à la course aux armements. Parce que si les Etats-Unis se défendent ainsi, les Russes seront alors obligés de construire des fusées missiles plus puissantes pour pouvoir à nouveau exercer une force de dissuasion en cas de menace future. C’est un projet déstabilisant. Au risque de souligner une évidence, les démocraties sont capables de guerre.
Il devrait aussi y avoir un débat plus démocratique sur l’envoi des troupes.

 

Propos recueillis par Antoine Wénisch

 

Conesa en bref
Agrégé d’Histoire et ancien élève de l’Ena, Pierre Conesa est aujourd’hui chercheur associé à l’Iris, spécialiste des questions stratégiques internationales et militaires, maître de conférences à Sciences Po et à l’Ena,  consultant pour France 24 et membre du Conseil scientifique de la fondation Res Publica. Après une vingtaine d’années au ministère de la Défense, il a occupé des postes de tout premier plan à la Délégation aux Affaires stratégiques et à la Délégation générale à l’Armement. Il a conçu le Campus de Défense de l’Ecole militaire. Pendant ces huit dernières années, Pierre Conesa a été à la tête d’un important cabinet d’Intelligence économique.

 


 

Les Arméniens de Cilicie, de Lévon Nordiguian
La photographie comme outil mémoriel

    
Le professeur Lévon Nordiguian est venu signer, au Salon du livre francophone de Beyrouth, son dernier ouvrage collectif intitulé Les Arméniens de Cilicie. Un livre inédit qui révèle une partie infime, mais non des moindres, des trésors de la photothèque des pères jésuites de Beyrouth.

Après l’agitation du Salon du livre francophone, le rendez-vous est pris  pour rencontrer le Pr Lévon Nordiguian dans son bureau, au rez-de-chaussée de la Bibliothèque orientale. Professeur ou plutôt monsieur le directeur. Après vingt-trois années passées à enseigner l’archéologie, le chercheur est désormais directeur du Musée de préhistoire libanaise, dont il a été le fondateur en 2000. De ses nombreuses casquettes, notamment celle de rédacteur en chef avec Carla Eddé de la revue Tempora, d’histoire et d’archéologie, il est surtout responsable des archives photographiques de la Bibliothèque orientale, plus précisément de la photothèque jésuite.
«Pour l’instant c’est très simple, je ne touche à rien, introduit Nordiguian. Je n’ai pas le matériel adéquat pour organiser ces archives. Il y a des règles, on ne peut pas faire n’importe quoi. Il existe des enveloppes et des boîtes non acides à cet effet». Mais sa curiosité permet aux lecteurs des Presses de l’USJ (Univesité Saint-Joseph), de découvrir, au fil des publications, des extraits de cette collection impressionnante de 50000 clichés.
«Je puise périodiquement dans ces archives des lots faciles à retirer pour en faire des livres, confirme l’intéressé. D’ailleurs, nous avons déjà publié sept albums juste avec les archives de la photothèque».

Ainsi, la collection de 10000 clichés du père Antoine Poidebard a fait l’objet d’un livre et d’une exposition, d’autant plus intéressante que ce dernier est le premier à avoir systématisé la technique de la photographie aérienne. Les clichés de missions du père Delore dans des petits villages reculés du Liban ont également été sélectionnés pour réaliser un ouvrage. «Jusqu’à maintenant, cet héritage est extraordinaire», reprend le directeur, désolé de ne pas pouvoir encore travailler sur des thématiques plus transversales, bien trop compliquées à mettre en œuvre tant que les photographies ne seront pas triées. Une collection en grande majorité composée par des clichés pris par les pères jésuites eux-mêmes. «Le problème, c’est qu’ils ne signaient pas leur photographie, qu’ils considéraient plus utilitaire qu’artistique», note le Pr Nordiguian.
Dans la collection des Presses de l’USJ confectionnée à partir des archives de la photothèque, on retrouve un certain nombre d’ouvrages sur l’histoire des Arméniens de la région. «Les pères jésuites étaient proches des Arméniens dans l’Empire ottoman où leurs missions leur ont permis de prendre beaucoup de photographies. Des données qui, après le génocide, sont arrivées au Liban, explique Nordiguian. Et d’ajouter: «Même si une petite partie de la collection jésuite concerne les Arméniens, j’ai une équipe de chercheurs disponible concernant cette thématique. Je travaille d’ailleurs toujours avec les mêmes», à savoir pour le dernier-né: Raymond Kévorkian, Mihran Minassian, Michel Paboudjian et Vahé Tachjian.
Dans leur ouvrage Les Arméniens de Cilicie, les cinq chercheurs se sont appliqués à écrire des textes en rapport avec les clichés disponibles de la photothèque jésuite, mais également d’autres collections privées; la photographie devenant ainsi beaucoup plus qu’une simple illustration, un outil mémoriel fabuleux.  

«A travers ce livre, notre objectif a été de reconstituer la mémoire du pays perdu auprès des Arméniens de Syrie et du Liban, de faire revivre une image que nos parents avaient gardée à l’esprit et parfois même écrite dans des livres mémoriels, souligne-t-il. Pendant longtemps, jusque dans les années 40-50, ils ont idéalisé le pays qu’ils avaient quitté». Au fil des pages, l’ouvrage, agrémenté de photographies inédites, revient sur la vie des Arméniens de Cilicie mais également sur la yeghern, la catastrophe, les forçant à l’exil et les menant à se créer une mémoire collective. On y découvre également la destruction des lieux de culte arméniens. «Pour ce livre, je suis allé à Sis, (capitale de l’ancien royaume arménien de Cilicie) pour voir les restes du catholicos fondé au Moyen Age, l’ancêtre de l’actuel siège à Antélias, aujourd’hui complètement détruit à l’exception de deux absides, dit le Pr Nordiguian. D’autres églises ont disparu, sont en ruine  ou ont été encore transformées en mosquées». Quant au vieux Sis, il n’est pas totalement détruit mais les habitations ont été occupées. «Les Arméniens, s’il y en a encore, se cachent et se sont turquisés, précise le chercheur. Actuellement, il n’y a pas de volonté de retour parce qu’il n’y a plus de terre, les biens dits «abandonnés» ont été récupérés par l’Etat. Aujourd’hui, les Arméniens du Liban sont d’abord libanais, continue-t-il. Même si on leur restituait leur terre, je ne sais pas s’ils y retourneraient. Nous avons une autre culture».
L’ouvrage collectif Les Arméniens de Cilicie est donc une publication inédite qui revêt toute son importance non seulement pour la mémoire arménienne mais également pour l’histoire de toute une région.

 

Delphine Darmency
 

Dans la même collection aux Presses de l’USJ
Aux origines de l’archéologie aérienne (2000).
Le père Joseph Delore et les «petites» écoles du Liban (2003).
Une aventure archéologique. Antoine Poidebard, photographe et aviateur (2004).
Le voyage archéologique en Syrie et au Liban de M. Jullien et P. Soulerin en 1888 (2004).
Les Arméniens 1917-1939. La quête d’un refuge (2006).
Portraits photographiques d’Orient (2010).
Mémoire arménienne. Photographie du camp de réfugiés d’Alep de 1922 à 1936 (2010).

 


 

Fouad Kozah
Un homme de son siècle

C’est plus d’un siècle d’histoire que la plume de Fouad Kozah a décrit dans ses Chroniques du Levant, mémoires d’un architecte libanais. Une œuvre posthume publiée un siècle après la naissance de son auteur et mise à l’honneur lors d’une conférence au Salon du livre francophone de Beyrouth.

«Je n’ai rencontré que quatre fois Fouad Kozah en 2000, commence l’architecte de renom Georges Arbid, conférencier du jour, entouré par Kamal et Ghassan Kozah. Il m’a alors impressionné. J’ai trouvé en lui un érudit qui avait très envie de raconter des histoires. C’était un homme de la Renaissance, toujours très élégant, l’un des pionniers de l’architecture libanaise avec Farid Trad, Antoun Tabet ou encore Youssef Aftimos». Le nom de Kozah résonne de plus belle aujourd’hui avec la réhabilitation de son tout premier projet, l’extension de l’immeuble Barakat, plus connu aujourd’hui sous le nom de Beit Beirut, le futur musée de la mémoire de la ville.
«Mon père était un raconteur d’histoires, décrit Kamal. Sa vie était faite d’aventures et il a fini par les écrire au lieu de les raconter. C’était un homme curieux, romantique, qui aimait la vie et la poésie, ajoute-t-il. Il pouvait vous offrir le monde. Ses anecdotes, sa beauté du détail apportent des bribes de compréhension de l’histoire du Liban». Ces détails, croustillants et parfois surprenants, représentent une richesse considérable pour la mémoire du pays. Dans ses chroniques, le grand architecte libanais guide ses lecteurs à travers le siècle passé et les emporte dans chaque contour de sa vie presque pas à pas, laissant un témoignage bien plus vaste que sa propre destinée.
Son père, Kamal Kozah, né à Damas, poursuit ses études à Beyrouth à la fin du XIXe siècle, devenant rapidement secrétaire de la wilaya de Beyrouth. Puis, il s’installe à Istanbul où il devient «l’avocat le plus apprécié de la capitale», élevé au rang d’effendi par le sultan Abdul-Hamid II. Les premiers souvenirs de Fouad Kozah datent, eux, de juillet 1914, alors que le jeune garçon n’a que deux ans. «Peut-on le croire? C’est à partir de ce sifflement de train (de la ligne Beyrouth-Damas) que ma mémoire s’éveilla et qu’elle se développa jusqu’à ce jour», écrit-il.

Il passe son enfance en Turquie, découvre la neige à l’hiver 1915 mais plus encore la guerre, à travers les batailles navales des Dardanelles en 1916, opposant les Alliés à la flotte turco-allemande. «Je peux certifier avoir vu plusieurs bateaux couler durant les combats. Ces images terrifiantes sont à jamais gravées dans ma mémoire», mentionne-t-il. Il rencontre, encore garçonnet, les illustres personnalités de cette époque, entre autres, le chérif Hussein Ben Ali, souverain du Hedjaz et son fils Abdullah, futur roi hachémite de Jordanie, le capitaine Mustafa Kémal Effendi, futur Atatürk (devenu Bey grâce au père de Fouad) ou encore le patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, Gharigharios Haddad. Soulignant l’importance de son père auprès de l’Empire ottoman, il décrit comment tous les vendredis matins, pourtant chrétien orthodoxe, ce dernier se rendait à la mosquée privée du sultan Réshat pendant la prière «pour souffler les mots saints de la Fatiha à l’oreille du Grand vizir qui ignorait tout de la langue».
En 1918, Fouad Kozah quitte sa Turquie natale pour se rendre au Liban, au temps où au sein de l’AUB, «dispersés entre ses dattiers et bien dissimulés, des canons à longue portée étaient dirigés vers le large». Il nous fait découvrir les contours de l’actuelle rue de Hamra, qui n’était alors qu’«un sentier entre deux rangées de cactus». Au côté de son oncle Alexandre Baroudi, chef de la loge des francs-maçons au Liban, il observe le défilé des troupes britanniques, entrant pour la première fois à Beyrouth, avec le général Allenby et la division indienne. L’architecte suit ensuite son éducation au Lycée de la Mission laïque française, lors de sa création. Dans ses mémoires, Kozah revient sur ses professeurs émérites et sur le parcours exceptionnel de son frère dans le génie, sa maladie et son tragique décès, qui le poussera à continuer sa formation à l’Ecole française d’ingénieurs de Beyrouth en 1929, lui qui avait pourtant décidé de faire du droit. L’élève du fameux philosophe libanais Amine Rihani au trictrac, débuta sa jeune carrière d’architecte par l’édification de son œuvre la plus célèbre au Liban, l’immeuble Barakat. A la suite du désistement de l’un de ses amis sur le projet, il s’occupa d’élaborer les escaliers de service de l’immeuble Barakat, construit quelques années auparavant par le réputé Youssef Aftimos. C’est ce dernier que la famille rappela pour la réalisation de deux étages supplémentaires. «Je pense sincèrement que ce jeune ingénieur a si bien réussi la construction de cet escalier qu’il est apte à prendre en main les travaux que vous envisagez», lance alors Aftimos. C’est donc à Fouad Kozah que l’on doit aujourd’hui cette véranda aux colonnes à chapiteaux ioniques, éléments des plus symboliques de la Beit Beirut. «Heureusement que cet immeuble a été préservé, réagit Kamal. Je suis très heureux de voir tout le travail réalisé par Mona Hallak pour le sauver. Dommage que l’escalier de service, qui a fait la carrière de mon père, n’ait pas été retenu pour le projet de réhabilitation», concède-t-il.

Dans la suite de ses chroniques, Fouad Kozah évoque bien évidemment les femmes de sa vie, Myriam puis Evelyne, son épouse, présente lors de la conférence. La précision de ses détails surprenne, l’écrivain se rappelant d’anciennes lettres ou poèmes rédigés de sa plume, dont il fait profiter ses lecteurs. Etonnamment, on apprend que le jeune homme écrivit une lettre au Führer en 1938 (dont il reçut une réponse en personne), dans un contexte où l’Europe tremblait, pour le remercier d’avoir signé les accords de Munich, qui semblaient «ouvrir une nouvelle ère de tranquillité et d’espoir». Il explique ensuite ses divers chantiers dont certains en Arabie saoudite où il a dû redessiner les plans de Ben Laden père. Il s’amuse à dépeindre une époque révolue, à l’instar des veilles tsaristes du jour de l’An à Beyrouth où caviar et vodka coulaient à flot. Il replonge également ses lecteurs dans la Seconde Guerre mondiale au Liban, la «passation» des pouvoirs entre le général Dentz et le général Spears ou encore l’indépendance du pays.
Avec sa femme, il profita, par exemple, en janvier 1946, d’un trajet en train Beyrouth-Le Caire, «de toute beauté, la voie longeant la Méditerranée de Beyrouth à Haïfa». Puis il passe en revue la rébellion des colons juifs, la déclaration d’un Etat d’Israël, le complot fomenté par le Wafd égyptien en 1949, pour faire tomber quatre grandes têtes arabes: Antoine Saadé, Husni el-Zaïm puis, en 1951, le roi Abdullah et Riad el-Solh. Parmi ses anecdotes, il mentionne la «conspiration» orchestrée par le gouvernement libanais et certains banquiers en 1964 contre l’un de ses locataires, un certain Youssef Bedas, P.-D.G. de la banque Intra.
Sa vie fut un véritable marathon d’histoires et d’anecdotes en tous genres, passionnant le lecteur au fil de 300 pages jusqu’à la Guerre civile libanaise, qu’il essaya de désamorcer en organisant une réunion entre Dory Chamoun et Kamal Joumblatt, qui n’eut jamais lieu.
«Juste avant sa mort, mon père continuait sans cesse à faire des projets. Il est mort comme un cavalier sur son cheval, reprend Kamal. Nous avons publié ses mémoires parce que c’était bien pour nous, pour le Liban. Il n’était pas parfait mais possédait de grandes valeurs, il était très humble et se moquait du qu’en dira-t-on, raconte-t-il fièrement. C’est beau, il nous laisse une histoire qui n’est pas seulement la sienne mais celle d’une génération entière, celle d’un pays déchu».

Delphine Darmency

 



Le dernier S.A.S. de Gérard de Villiers
Le chemin de Damas est tortueux

Maître de la littérature de gare, Gérard de Villiers est avant tout un enquêteur qui potasse à fond son sujet. Dans son dernier opus, l’espion Malko Linge, héros de la série S.A.S., est au centre d’une manipulation syrienne. Le Chemin de Damas est tortueux, jouissif et très instructif.

Les bonnes âmes buteront sur les scènes pornographiques qui parsèment ses textes. Les férus de politique et de diplomatie ne pourront être qu’admiratifs face à la tonne d’informations et de petits détails authentiques qui y pullulent. Mais les curieux avaleront le tout d’une traite. Le cocktail de Gérard de Villiers est détonant. Du sexe et de l’espionnage. Des hommes de pouvoir portés sur la chose et des femmes éberluées qui ne renâclent pas à la tâche, portés par une intrigue prenante qui pousse le lecteur à dévorer les pages pour, plus vite, passer à la suivante. Y-a-t-il plus vaste terrain littéraire pour cet auteur, fervent amoureux des dames et des complots, que le Liban? Les aventures de son héros Malko Linge, prince autrichien travaillant pour la CIA, l’y ont maintes fois amené.  Dans le 192e épisode de la série, paru en mai, il arpente Le chemin de Damas. Avec Malko, on côtoie James Bond, Tintin et Casanova. Dans son dernier périple, il vogue entre Beyrouth, Le Caire et Damas, dans un univers familier.
Pour comprendre De Villiers, les premières pages sont essentielles. Premier chapitre, une femme, Zenad Henniye, attend sur le côté d’une route près de Baalbeck, Hussein al-Fahrahidi, un agent des Renseignements militaires syriens. Zenad est belle et sexy, Hussein est occupé et sous pression. Quelques minutes après avoir fait l’amour sur le capot de la voiture, ils sont tués par une rafale de mitraillettes. Chapitre deux, à Chypre, «centre opérationnel de la CIA pour toute la région», Linge, appelé pour une mission, apprend que les Israéliens – «tétanisés de se retrouver en face des Frères musulmans syriens» – veulent «perpétuer le régime alaouite». Voilà pour le début du roman. L’idée des espions occidentaux, provoquer «un coup d’Etat intérieur qui permette de se débarrasser de Bachar al-Assad, pour que son successeur mette un peu d’eau dans son vin, quitte à s’allier avec l’opposition».
Restait à trouver un pion au sommet de l’Etat, étant entendu que «tous ceux qui pourraient faire quelque chose sont des alaouites, fidèles par obligation à Assad, ou à quelques sunnites qui se sont goinfrés grâce au régime». Linge doit trouver l’homme qui s’en chargerait parmi les proches du président. Il n’entrevoit qu’une solution: manipuler un des membres du «Comité militaire baasiste».
A travers les pérégrinations de Malko qu’envieraient ceux qui fantasment la belle vie des espions, De Villiers dresse un tableau extrêmement fidèle aux considérations que projettent les observateurs avisés de la situation du moment. Dans un style accessible à tous, il jongle habilement entre les nombreux protagonistes, donnant une impression de complexité qui sied parfaitement à cette affaire.
 Le lecteur passera allègrement de parties fines décrites sans artifice, avec les femmes qu’il rencontrera au cours de sa mission, aux séances de torture. Des scènes entrecoupées par la trame d’un haletant roman d’espionnage qui instruit et égaie.

Julien Abi-Ramia

Des personnages et des lieux familiers  
Dans les deux tomes du Chemin de Damas, les noms des dirigeants syriens sont cités. On retrouve les Ghazi Kanaan, Maher el-Assad, Assef Chawkat, Mohammad Makhlouf, Ali Mamlouk et Ali Douba. De l’autre côté de la frontière, côté libanais, on reconnaît sous les traits de Mavros Nitalis, un richissime businessman imposant, à la barbe noire très fournie, qui possède une voiture ressemblant étrangement à la Batmobile du héros à la chauve-souris, le sémillant Michel Eleftériadès. Les noms des lieux sont authentiques, les grands hôtels beyrouthins, les restaurants célèbres du pays. Pour la Syrie aussi, l’auteur utilise les véritables noms de lieux.
 


 

Livre
Le chéhabisme: école de modernité et de vision

Un ouvrage sur le chéhabisme revient sur la carrière militaire et politique du général et président Fouad Chéhab. Signé par l’auteur Toufic Anis Chéhab au Palais de l’Unesco, le livre a reçu un accueil particulier des Libanais, malgré un coût relativement cher mais justifié tout autant par la qualité du texte que par la riche documentation qui a servi de base à l’auteur et, surtout, par les qualités de l’émir Fouad Chéhab, un visionnaire et un gestionnaire.


Etoffé par les photos, le texte rappelle les événements qui ont jalonné une période de la vie contemporaine du Liban. L’auteur revient sur les conditions dans lesquelles le général a accédé à la tête de la première magistrature du pays. Une guerre civile très dure au Liban et une situation régionale critique avaient imposé l’élection à l’unanimité du premier officier à la présidence de la République. En véritable pompier, Fouad Chéhab a réussi à éteindre le feu et à stabiliser le Liban. Entouré d’une équipe de professionnels et de personnalités de qualité, il a réussi une réforme administrative en créant des institutions sociales et avait accordé une très grande importance à l’union nationale.
L’auteur rappelle que le général fut un pionnier dans la «pratique» de la politique des tentes, en installant une à la frontière libano-syrienne où il rencontrait les dirigeants du pays voisin, concrétisant ainsi l’indépendance et la souveraineté du pays pour lesquelles il a, sans cesse, lutté.
On sait que le général était un grand silencieux. Ses interventions publiques étaient très rares. Face à tout problème de gestion ou de loi, il renvoyait au «Livre», avec une majuscule, autrement dit à ce que dit la Constitution. On sait aussi que le général a été la cible de beaucoup de critiques de la part des opposants à son régime, qu’il traitait lui-même de «fromagistes». Toufic Anis Kfoury, avec un talent indéniable d’écrivain, s’est appuyé sur des arguments étayés par des textes, des preuves et des faits, pour rendre justice dans son ouvrage au général.
Pour Kfoury, le chéhabisme n’est pas dans les slogans ou dans l’idéologie, mais dans la pratique constante et assidue fondée sur une situation difficile en 1958, qui a tenté avec succès de consolider les structures d’un Etat libanais moderne.
L’auteur conclut son travail de mémoire en soulignant que trois présidents chéhabistes sont morts pauvres et seuls, écrit-il. On n’a jamais entendu parler de palais, de sociétés ou d’actions boursières qu’ils auraient laissés en héritage. Il cite Fouad Chéhab évidemment, mais aussi Charles Hélou et Elias Sarkis.
Kfoury s’interroge dans les dernières pages de son ouvrage s’il était vrai que le Chéhabisme s’est étalé sur trois mandats? Et il répond: «L’école chéhabiste a réellement existé mais la question reste posée: où sont les élèves?»
De fait, il y avait un maître, toujours selon l’auteur, mais les élèves étaient d’une autre trempe, que ce soit à l’époque du chéhabisme ou après».

 

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