Bien que le président égyptien Mohammad Morsi ait été amené à lâcher du lest, le vote de la Constitution par référendum, ce samedi, divise toujours l’Egypte, qui s’enfonce dans une crise politique profonde et sans issue proche.
Dans la banlieue huppée d’Heliopolis, les forces de sécurité égyptiennes ont érigé de nombreuses fortifications dans les rues menant au palais présidentiel. Le couvre-feu dans ce secteur est imposé à partir de 18 heures, déclare Ahmad Rabah, un habitant du quartier, interrogé par Magazine.
Près de six mois après l'élection du président Mohammad Morsi, à la présidence, les décisions très contestées de ce dernier ont entraîné un clivage profond au sein de la population.
L’opposition, rassemblée dans un Front de salut national (FSN) a invité les Egyptiens à manifester mardi contre le référendum sur la Constitution prévu pour le 15 décembre. Parmi les principales personnalités figurent Mohammad el-Baradei, l’ancien chef de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Hamdeen Sabbahi, nassérien, nationaliste, qui tient souvent un discours populiste et Amr Moussa, ex-candidat à la présidentielle et ancien secrétaire général de la Ligue arabe, une personnalité perçue comme sympathique par la plupart des Egyptiens.
«Nous ne reconnaissons pas le projet de Constitution car il ne représente pas le peuple égyptien», a expliqué le FSN dans un communiqué publié récemment.
L’appel à une contre-manifestation en soutien au référendum, a été lancé par les Frères musulmans, dont est issu le président Mohammad Morsi.
«La rue se radicalise entre islamistes et libéraux, il existe une grave division au sein de la population égyptienne, on parle même d’une quasi-guerre civile», signale Rabah.
L’annulation samedi 8 décembre, par Morsi, du décret par lequel ce dernier avait placé les décrets présidentiels au-dessus de tout recours en justice n’est pas parvenue à calmer les esprits. «Il (le décret) élimine la séparation entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire et cela conduirait à réunir tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme. Ce qui est inacceptable dans un pays qui a mené une révolution contre l’arbitraire et la confiscation des leviers du pouvoir par Moubarak», commente le chercheur Karim Emile Bitar, dans Atlantico.
En effet, le décret dépouillait le système judiciaire égyptien de la faculté de faire appel de ses décisions, provoquant ainsi un tollé du Club des juges. Il avait également déclenché des manifestations importantes et des combats de rue entre pro et anti-Morsi. Dans plusieurs villes du pays, les manifestants ont incendié les locaux du parti Liberté et Justice, représentant les Frères musulmans. Cette décision avait eu des répercussions au sein du camp Morsi dont sept conseillers ont annoncé leur démission, ces temps derniers.
L’opposition revendique aujourd’hui à cor et à cri le report du référendum constitutionnel prévu samedi prochain. Cet appel intervient dans une période critique durant laquelle les Frères musulmans et Morsi semblent multiplier les erreurs tactiques.
En effet, les Frères musulmans ont lancé une offensive concertée contre les centres névralgiques du pouvoir. Selon le Comité pour la protection des journalistes, un organisme international, bien que l’article 45 de la nouvelle Constitution garantisse «la liberté de pensée et d’opinion», il semble entrer en contradiction avec d’autres articles qui le suivent. L’article 44 interdit toute insulte aux prophètes et à la religion. L’article 215, lui, prévoit le remplacement du Conseil supérieur de journalisme élu par les journalistes, par un Conseil national des médias, dont les membres sont nommés par le gouvernement.
Morsi s’est également dépêché de neutraliser le CSFA (Conseil supérieur des forces armées) en renvoyant les principaux chefs militaires comme Mohammad Hussein Tantawi. Dans sa déclaration constitutionnelle en août 2012, le président égyptien a également repris à son compte toutes les autorités législatives jusqu’à la date de la ratification d’une nouvelle Constitution, le Parlement ayant été dissous en juin 2012 par la Cour suprême constitutionnelle.
Pour ce qui est du pouvoir judiciaire, Morsi a d’abord tenté d’annuler cette même décision de la Cour suprême constitutionnelle visant à la dissolution du Parlement puis, dans une seconde étape, renvoyé le procureur général. Deux décisions sur lesquelles il a dû revenir ayant été en effet accusé de porter atteinte à la séparation des pouvoirs. Malgré la victoire des islamistes aux élections législatives et présidentielles égyptiennes, des rouages importants du pouvoir leur échappent encore, notamment au niveau du pouvoir judiciaire et des institutions militaro-sécuritaires, estime Bitar dans Atlantico. Une analyse reprise par de nombreux chercheurs qui attribuent le décret tant contesté à la paranoïa des Frères musulmans. Le fameux décret controversé aurait été destiné à prévenir un éventuel coup d’Etat judiciaire, plus particulièrement de la part de juges restés fidèles à l’ancien régime.
Les «Frères» paranoïaques?
Au final, l’enjeu de la Constitution reste primordial dans la partie d’échecs politique qui se joue en ce moment en Egypte. La nouvelle Constitution poussera sans doute le pays vers un système plus conservateur imprégné de religion et donc pouvant attiser le sentiment identitaire au sein de la population. L’article 2 de cette Constitution fait de la charia, à l’instar de la précédente, la «principale source de législation». Mais le danger réside ailleurs, dans d’autres articles plus flous, facilement ouverts à des interprétations multiples sur lesquelles doivent statuer les cheikhs de l’université Al-Azhar, la plus haute institution religieuse musulmane. Cette prérogative revenait par le passé à la Cour constitutionnelle.
Les Frères musulmans ont aussi tenté de délégitimer le mouvement d’opposition ayant recours, deux ans après la révolution, aux pratiques du régime Moubarak. Les membres de l’opposition sont donc accusés pêle-mêle d’être des agents travaillant pour le compte de l’étranger ou des «foulouls» (résidus de la dictature). Des membres des Frères ont même tiré sur la foule dans certains cas.
«Il faut toutefois que les deux camps prennent conscience qu’aucun d’entre eux ne peut éliminer l’autre. Nous sommes en présence de deux légitimités qui s’opposent. Il ne faudrait surtout pas rouvrir le cycle de la violence politique qui perdure depuis les années 1940 (époque à laquelle islamistes et libéraux se sont affrontés)», ajoute Bitar. «Ils ont développé un état d’esprit quelque peu paranoïaque et restent aujourd’hui persuadés que de vastes franges de la société, de «l’Etat profond» et de la classe politique égyptienne n’accepteront jamais leur légitimité à gouverner le pays, et feront tout pour les démettre… Plutôt que de s’attaquer aux véritables fléaux, les Frères ont cherché à placer le débat sur le terrain des surenchères identitaires. Si la crise perdure il est à craindre que les lignes de failles s’approfondissent», conclut Bitar dans Atlantico.
Mona Alami
Un projet de dictateur?
Mohammad Morsi peut-il devenir dictateur? Non estime Alain Gresh. Dans un de ses articles, le journaliste et chercheur français rappelle que «ceux qui évoquent le risque d’une dictature des Frères oublient un autre élément: si Morsi a été élu président, il est loin de disposer de tous les pouvoirs». Premier point signalé par Gresh, la dissolution du Parlement élu, le premier dans l’histoire de l’Egypte, avait été imposée par le pouvoir judiciaire et donc n’était pas le fait des Frères et elle transposait au pouvoir exécutif – d’abord le CSFA, ensuite Morsi – l’ensemble des pouvoirs législatifs. Les frères en effet n’ont la main ni sur la police, ni sur l’appareil sécuritaire, ni sur l’armée. «On peut noter, dans ces conditions, l’écart avec le régime de Moubarak, notamment au niveau de leur incapacité à utiliser l’armée et la police contre les manifestants, et l’appui sur leurs propres militants et sur les salafistes pour essayer de venir à bout de la contestation», estime Gresh.