Une avancée de l’armée ici, une progression rebelle là-bas, difficile d’y voir clair en Syrie. Seules certitudes, le bilan ne cesse de s’alourdir et les islamistes radicaux représentent une puissance grandissante au sein des forces armées anti-régime. En marge du rassemblement des Amis de la Syrie à Marrakech, les négociations se suivent et se ressemblent: dialogue de sourds entre Russes et Américains. Pour combien de temps?
Drapeau noir, chahada, l’étendard islamiste flotte à Alep sur la base militaire Cheikh Souleiman. Dimanche 9 décembre, quelques unités jihadistes ont réussi à conquérir cette base, là où l’Armée syrienne libre avait échoué à cinq reprises. Il est difficile d’évaluer ce que représentait exactement cette garnison de quelque 200 soldats dans le dispositif militaire du régime. Les vainqueurs ont-ils récupéré des missiles antiaériens? En tout cas, le qualificatif de «dernière place forte de l’armée à l’ouest d’Alep» utilisé par les agences de presse relève presque autant du fantasme que de la réalité.
Une carte confuse au Nord
Les troupes loyalistes sont encore présentes en nombre dans la province d’Idleb, à Jisr al-Choughour ou dans le secteur d’Antareb et dans la ville de Harem, à quelques kilomètres de la frontière. Elles conservent la base de Wadi Deif attaquée en vain, depuis plusieurs semaines, et ont repris une partie de Maaret el-Nooman. Plus au Nord, les régions proches de la frontière turque constituent une réelle base arrière pour les combattants qui reçoivent via la Turquie, le soutien logistique, financier et militaire étranger.
Stratégiquement, Bachar el-Assad doit trouver un juste milieu entre deux impératifs. D’une part, ayant acté qu’il lui serait impossible de mater la révolte sans accord politique orchestrant la cessation des flux d’hommes et d’armes en provenance des pays de la région, le président syrien souhaiterait laisser le contrôle de certaines zones aux rebelles pour se concentrer sur la défense des endroits stratégiques, d’autre part, laisser une trop grande partie du territoire sans contrôle, il risque d’en faire un bastion de la rébellion, un Benghazi syrien où pourrait s’installer un gouvernement provisoire appuyé par l’Occident et les pays du Golfe.
A Alep, d’ici quelques jours, les rebelles pourront compter sur leur nouvelle terreur tout en acier conçue: «Cham II». Invention d’un membre de la brigade al-Ansar, le nouvel engin blindé suscite beaucoup d’espoir… et de sourires.
La bataille de Damas
Au sud du pays, la capitale syrienne abrite les centres névralgiques du pouvoir et se retrouve de facto au cœur de la cible. Une première grosse offensive rebelle au mois de juillet, à la suite de l’assassinat des quatre généraux syriens, s’était soldée par un échec cuisant. Pour pouvoir tenter leur chance à nouveau, il a fallu quatre mois et demi d’organisation aux rebelles et probablement autant aux services de renseignements occidentaux. De toute la Syrie, des combattants ont convergé vers la capitale et les fiefs rebelles dans sa campagne, la Ghouta orientale et sa banlieue, Daraya (cf cartographie des combats). (Il est possible de visionner sur YouTube des vidéos témoignages). Certains experts parlent de 50000 combattants. L’objectif était, semble-t-il, de s’emparer des quatre aéroports damascènes à la fois et de bloquer les routes vers la capitale. Seulement, en coupant l’électricité, l’Internet et toutes les communications, le régime a obligé les jihadistes à communiquer par le biais de leurs réseaux satellites. Les services de renseignements iraniens et russes auraient réussi à intercepter au moins une partie de ces informations. Suffisamment pour contrecarrer les plans adverses. Résultat, aucune avancée réelle à Damas. En recrudescence ces derniers jours, les attentats à la bombe sont en quelque sorte un aveu d’impuissance.
Entre-temps, les rebelles se sont bien implantés dans la Ghouta orientale et au sud-est de Damas. L’ambition du régime n’est plus de les déloger mais de les contenir.
Il faudra des mois aux rebelles et à leurs soutiens étrangers pour préparer un nouvel assaut de cette envergure.
Les islamistes progressent
La principale leçon de ces combats, pourrait bien être la montée en puissance des islamistes en général et du Front al-nosra en particulier. «Nous nous sommes fait doubler» reconnaissait à l’AFP une source de l’ASL. Une partie de la population syrienne loue désormais le sérieux, la discipline et la foi de ces combattants, qui contrastent avec la corruption et le manque d’organisation des unités de l’ASL. Ce sont aussi les chaînes occidentales d’information qui vantent «la foi et la pugnacité» des combattants pourtant proches d’al-Qaïda. Les habitants apprécient aussi que ces islamistes ne se mélangent pas avec la population contrairement à ce que fait l’ASL. Ils sont d’ailleurs en majorité étrangers. Tchétchènes, Libyens, Libanais, Saoudiens, Tunisiens ou Pakistanais, tous ne peuvent pas se faire comprendre. Financés par des pays du Golfe, ces disciples de Ben Laden font figure d’enfants gâtés, selon des habitants.
A Alep, dans les zones libérées, ces mêmes islamistes ont créé un «comité pour ordonner le bien et prohiber les actes impies». Par les références religieuses, ce comité légitime les lois qu’il édicte: interdiction aux femmes de conduire ou répression pour ceux qui ne se rendent pas à la prière.
Pas sûr que cela plaise à tout le monde en Occident. Certains «amis de la Syrie» vont devoir assumer leurs mauvaises fréquentations jihadistes.
Pour l’heure, les Etats-Unis ont trouvé une solution de secours. En inscrivant Jabhat al-nosra sur leur liste des organisations terroristes, ils se dédouanent des crimes commis par certains groupes de l’opposition, en rejetant sur al-nosra tous les maux. Ça a d’ailleurs bien commencé: plus de 125 morts et blessés dans des attentats à la bombe contre le village alaouite de Aqrab, à Hama, mardi. C’est le front al-nosra!
Tensions générales
Signe de la dégradation de la sécurité, les journalistes et officiels sont de moins en moins nombreux sur le territoire syrien. Après qu’un de ses convois a été pris pour cible blessant deux soldats autrichiens, l’Onu a décidé de suspendre ses missions non essentielles et ses déplacements en dehors de Damas. Les réseaux routiers, enjeux-clés pour les mouvements de troupes et de vivres, sont de moins en moins sécurisés alors que rebelles et militaires prélèvent une taxe de passage sur les camions. Le programme alimentaire mondial se plaint de ne plus être à même d’acheminer correctement les denrées alimentaires à destination. Ils recensent de plus en plus d’attaques contre leurs convois.
En coulisse à Marrakech
Sur le plan diplomatique, deux événements cruciaux sont intervenus en marge de la rencontre des Amis de la Syrie à Marrakech. Des entrevues ont réuni à Dublin les chefs des diplomaties américaine et russe, Hillary Clinton et Sergueï Lavrov, et à Genève leurs adjoints. Si rien n’a filtré de ce qui a pu se dire, certaines sources diplomatiques européennes estiment que ces rencontres, destinées à se poursuivre, visent à préparer une résolution commune au Conseil de sécurité de l’Onu pour le mois de février. Le représentant russe a démenti très clairement les rumeurs d’un éventuel infléchissement de la politique de son pays. Le médiateur des Nations unies Lakhdar Brahimi, reconnaissant que rien de concret n’était encore établi, jugeait toutefois «un accord politique possible sur la base des accords de Genève du mois de juin dernier». Le patron de la Ligue arabe, Nabil el-Arabi, soulignait lui aussi l’importance des accords de Genève, qui demeurent à ce jour les seuls conclus entre les deux parties. Première chose.
Deuxième chose, toujours en marge du sommet de Marrakech, après la France, le Royaume-Uni et les pays du Golfe, ce sont l’Union européenne puis les Etats-Unis qui ont déclaré reconnaître en la nouvelle Coalition de l’opposition syrienne les «représentants légitimes du peuple syrien». A y regarder de plus près, il apparaît clairement que ces reconnaissances violent les accords de Genève. En effet, le mois dernier, la Coalition jurait de «n’engager ni dialogue, ni négociation avec le régime» (Point 3), et se fixait comme «objectif commun de renverser le régime, ses bases et ses symboles, démanteler les appareils sécuritaires et déférer en justice ceux qui ont été impliqués dans les crimes commis contre les Syriens» (point 2).
Tout cela est en contradiction avec l’objectif d’une solution pacifique au conflit par la voie diplomatique. En effet, toute résolution devra recevoir l’adhésion de la Russie. Et donc accepter l’idée d’un compromis.
Même si les Russes venaient à infléchir leur position et qu’un gouvernement provisoire voyait le jour, il n’est absolument pas dit que celui-ci, soutenu par les puissances étrangères, le soit aussi par les Syriens.
Pressions militaires
Les rumeurs sur l’existence d’armes chimiques s’intensifient. L’annonce de la préparation d’un gaz sarin inquiète la communauté internationale au sens large. On a longtemps parlé de ligne rouge. L’utilisation de tels produits serait probablement un déclencheur d’intervention pour l’Otan.
Quel intérêt y trouverait Bachar el-Assad? Probablement aucun, sauf dans la folie de sa chute. Pour l’heure, les populations qui le soutiennent et celles qui le conspuent sont trop mélangées pour qu’il puisse en faire usage.
Au-delà de la question des armes chimiques, l’idée d’une intervention étrangère mettrait le Moyen-Orient à feu et à sang et ce n’est probablement pas dans l’intérêt des grandes puissances.
Pourtant, la guerre des renseignements, la guerre de dissuasion militaire ont débuté, alors que l’Otan va déployer à la frontière turque six batteries de missiles patriotes. La Russie n’est pas en reste et a livré à son allié syrien des missiles sol-sol Iskandar.
Des bâtiments militaires russes, américains –on parle du porte-avion Eisenhower (80 bombardiers, 8000 marines) et du porte-hélicoptère Iwo Jima – seraient en Méditerranée. Voire même français –on parle du porte-avion de Gaulle.
Globalement, sans une intervention occidentale directe qui paraît pour l’heure peu plausible, Assad ne semble pas prêt de chuter dans un proche avenir. Qui plus est, si son pire ennemi s’avère bel et bien être Jabhat al-nosra. Rarement une nation relativement développée, au libéralisme sociétal si ancré, n’aura été renversée par une frange extrémiste.
Antoine Wénisch
L’économie de la prédation
Après 21 mois de révolte et des territoires qui échappent au régime, on ne peut plus parler d’une économie syrienne. Des circuits parallèles nés de la rapine et des systèmes de subsistance se mêlent à la bureaucratie traditionnelle qui continue de collecter des impôts et de verser les salaires des fonctionnaires. Si l’industrie agonise, l’agriculture est moins touchée. Si les prix ont doublé, des produits venus de toute la Syrie, de la Jordanie ou de l’Egypte fournissent les marchés damascènes. Olives, volailles, fruits et légumes sont même toujours exportés vers l’Irak et le Liban.
Toutefois, dans certaines zones comme Homs, bouclée depuis six mois par l’armée, plus rien n’arrive de l’extérieur, le troc a remplacé l’usage de la monnaie. Là-bas, légumes et viandes deviennent des denrées rares pour ne pas dire inexistantes. L’économie de prédation est en plein essor. Les chabihha pillent les opposants, et les rebelles les partisans du régime. Les butins sont revendus au marché noir. Les rapts permettent de se financer à moindre coût. Les hommes d’affaires ayant fui la région, les rançons ont baissé mais les enlèvements crapuleux se multiplient. La contrebande avec la Turquie bat son plein.
Parallèlement, l’économie traditionnelle fonctionne. Les impôts sont collectés dans tous les secteurs sous contrôle de l’Etat et les salaires sont versés à tous les fonctionnaires. Ceux qui vivent en zone rebelle se déplacent en zone gouvernementale pour les encaisser.
A l’échelle internationale, le régime se bat pour maintenir en vie son économie, le nerf de la guerre, dit-on. Il a passé un accord de troc avec la Russie et a obtenu un prêt d’un milliard de dollars auprès de l’Iran. Mais les sanctions occidentales frappent durement le pays.
Makdissi en congé?
Lundi 3 décembre, le porte-parole du ministère syrien des Affaires étrangères Jihad Makdissi, a quitté son poste. Il serait au Liban. Une source officielle syrienne, citée par le quotidien al-Watan, dément les informations annonçant sa défection. Cette même source indique que Jihad Makdissi aurait quitté le territoire syrien de manière officielle après avoir été autorisé par son ministère à prendre congé pour une durée de trois mois.
Jihad Makdissi est un chrétien originaire de Damas. Pendant sa thèse sur les médias à Londres, il travaillait à l’ambassade. Il a été appelé au début de la contestation pour devenir porte-parole. Il y a peu, certains de ses amis avaient confié à l’AFP que même s’il soutenait toujours son président, il commençait à ressentir une certaine exaspération. Il était d’autre part l’objet de récentes critiques émanant du cabinet du ministère et des chargés de relation avec la presse à la présidence.
La journaliste Luna Chebl serait pressentie pour le remplacer. Cette journaliste syrienne avait marqué les esprits en démissionnant avec fracas en 2010 de la chaîne Al-Jazeera.