Les Libanais d’un certain âge, dont la mémoire n’est pas encore défaillante, peinent sans doute à reconnaître, dans le Liban d’aujourd’hui, le pays ouvert, pluraliste, généreux, tolérant et cosmopolite, qu’ils ont connu.
Cloisonné actuellement aux niveaux horizontal et vertical, le pays est compartimenté sur les plans communautaire, social, culturel et économique. Les Libanais ne vivent plus ensemble, mais côte à côte, parfois sans jamais se rencontrer. Toutes ces mini-entités, même additionnées, ne forment pas le Liban dans lequel nos pères et nos grands-pères ont vécu et qu’ils ont tant aimé. Chaque entité évolue dans un espace géographique qui lui est propre, avec ses particularités, ses exceptions et ses anomalies, qui ne se mélangent pas à celles des autres, comme dans un vase clos. La symbiose, souvent source de richesse et d’épanouissement, n’est plus qu’un lointain souvenir, une notion barbare, pour ceux qui ne la comprennent pas. Une hérésie qu’il faut extirper, un mal qu’il faut éradiquer.
La situation aurait pu être désespérante si des Libanais n’avaient pas affirmé, contre vents et marées, leur attachement au Liban authentique. Ce Liban-là, c’est à Ras Beyrouth que l’on peut encore le vivre et le pratiquer. Dans ce secteur, on reconnaît tous les attributs et les qualités du vrai Liban. A Hamra et dans les rues adjacentes, la femme voilée et la jeune fille au décolleté généreux font du lèche-vitrine bras dessus bras dessous. Le barbu à la jallabiya croise, en allant faire la prière de l’aube, des jeunes gens éméchés, qui ont tiré un peu trop sur la bouteille pour célébrer un joyeux événement. Le sunnite, le chiite, le druze, le chrétien, l’Arménien, vivent et travaillent dans les mêmes immeubles, en parfaite intelligence. Leurs mosquées et leurs églises sont à chaque coin de rue. Les riches et les moins riches fréquentent les mêmes lieux. Libanais, Syriens, Européens et Américains sirotent un verre dans les mêmes cafés-trottoirs, étudient sur les mêmes bancs d’université. Le tout dans une ambiance sereine et conviviale.
Ras Beyrouth est le dernier endroit du Liban où autant de communautés religieuses, de nationalités et de cultures différentes se croisent à chaque instant du jour et de la nuit. C’est ce brassage, où chacun a l’opportunité de connaître l’autre sans perdre sa propre identité, qui constitue la véritable marque de fabrique du Liban.
En renaissant de ses cendres, après une traversée du désert de plusieurs années, Ras Beyrouth offre la preuve que le Liban n’est pas mort. Mais les pulsions maléfiques sont là, à l’affût de la moindre occasion pour détruire ce modèle et empêcher qu’il ne fasse tache d’huile. De vieilles bâtisses sont démolies pour céder la place à des tours anonymes; d’anciennes enseignes disparaissent pour être remplacées par les marques de la consommation effrénée et maladive; des chantres de la pensée unique et de l’exclusion religieuse et culturelle pointent le bout du nez.
Pour sauver le Liban, il faut préserver Ras Beyrouth.
Paul Khalifeh