Magazine Le Mensuel

Nº 2882 du vendredi 1er février 2013

Religion

Le discours des chrétiens du P-O en période de cris. Entre incertitudes et espoirs

A l’occasion du lancement d’un nouveau cycle de recherches sur la présence chrétienne au Moyen-Orient, le Centre de recherches et de publications de l’Orient chrétien (CERPOC), de la faculté des Sciences religieuses de l’Université Saint-Joseph, a organisé les 24, 25 et 26 janvier derniers un colloque international autour du discours des communautés chrétiennes au Proche-Orient en période de crise.

«Notre destin de chrétiens d’Orient n’est-il pas de vivre en permanence au bord du précipice, en luttant toute notre vie pour ne jamais y sombrer?» En effet, depuis la chute de l’Empire ottoman et la clôture de «question orientale», les chrétiens des terres du Levant font face aux situations critiques que leur offre un Orient qui se cherche. Dans un monde arabe en proie à des bouleversements considérables, les propos tenus au milieu du siècle dernier par le patriarche maronite Pierre-Antoine Arida, conservent plus que jamais une effrayante validité. Ce qui semblait être au commencement une ouverture de l’espace public arabe est remis en cause par l’émergence de l’islam politique. De fait, l’écroulement des Etats forts émiette le pays et ouvre grand la porte aux communautarismes. Ce contexte accroît considérablement pour les communautés chrétiennes la dangereuse tentation du repli sur soi mais donne aussi quelques motifs d’espoir pour un Orient apaisé où la personne humaine constituerait le référentiel fondamental.
Dernier intervenant du colloque le père Salah Aboujaoudeh, directeur du CERPOC, citait comme source d’inspiration, les penseurs chrétiens de la «Nahda» (Renaissance arabe) en général et Farah Antoun en particulier. Considéré comme le premier partisan de la tolérance religieuse et de la libération des affaires temporelles du pouvoir religieux, cet écrivain libanais s’attachait à la personne humaine indépendamment de sa religion, de sa couleur ou de sa race.

Le soutien s’amenuise
Les chancelleries occidentales privilégient de plus en plus un soutien aux minorités en général qu’aux chrétiens en particulier (cf les interviews de Kamel Abou Jaber et Joseph Maila). Cela au risque d’occulter dramatiquement la spécificité de ces chrétiens d’Orient. Et sans spécificités, point de richesses. En ce qui concerne les Etats-Unis, cela va même beaucoup plus loin puisque certains, cyniques ou pragmatiques, affirment déjà à voix basse qu’il ne peut y avoir d’avenir pour les chrétiens d’Orient et qu’ils feraient bien mieux d’émigrer. Alors que la majorité des chrétiens, en particulier au Liban, disposent déjà d’une double nationalité, ce constat fait froid dans le dos.
En revanche, la Russie développe actuellement ce qu’Antoine Sfeir appelle «diplomatie parallèle». Forte d’une communauté orthodoxe grecque importante, la Russie s’estime devenue un acteur incontournable de cette question et en profite pour s’implanter en Méditerranée orientale.
Si les soutiens diplomatiques se raréfient, c’est aux communautés elles-mêmes de se prendre en charge. Le Synode des évêques du Moyen-Orient conclu en septembre dernier par la visite triomphale du pape Benoît XVI au Liban est un message d’espoir. Le dynamisme académique d’un institut comme le CERPOC en est aussi un.
Concrètement, la question des chrétiens en Orient a été envisagée sous quatre aspects. Le premier, trivial, est celui de l’existence: entre présence et émigration. Le deuxième est celui de leur participation à la vie du pays, c’est celui de leur quête d’un rôle national. Il y a un troisième aspect qui en résulte, c’est celui des relations islamo-chrétiennes. Ce n’est que par ce dialogue que grandira un Orient stable, sûr de lui-même, de ses racines et de son identité. Le dernier enfin trop souvent oublié, est celui de la foi. Par leur témoignage et leur spiritualité, les chrétiens d’Orient ont beaucoup à apporter à leurs frères d’Occident. L’analyse des discours des différents acteurs en Irak, au Liban, en Syrie, en Egypte a été la méthode-clé.
Pendant ces trois jours, chacun a pu apporter sa contribution selon quatre axes: l’axe politique, l’axe religieux, l’axe historique et l’axe culturel, ainsi que les défis actuels. Aux côtés de plusieurs professeurs jésuites, nous avons pu entendre les expertises avisées d’éminences religieuses, de responsables politiques, ou d’universitaires de renom. Exigent auditoire mais un peu rapide en besogne, l’auditorium François Bassil regrettait l’absence de réponses concrètes. Comme lui répond le père Nagy Edelby, «le but n’est pas d’apporter des réponses mais de poser les bonnes questions». Plus de quatre mois après la visite du Pape Benoît XVI au Liban, le CERPOC lance donc par ces trois jours de débats trois ans d’un vaste chantier d’études. Ce colloque a été l’occasion de cerner l’ampleur de la tâche à venir et de cibler les problématiques essentielles. On se donne bien sûr rendez-vous dans trois ans pour la publication des résultats et même avant pour suivre étapes par étapes lors de prochains séminaires l’évolution du travail.

Antoine Wénisch
 


Un colloque inédit et fondateur
Sami Khalifé, secrétaire général du Gladic (groupement libanais d’amitié et du dialogue islamo-chrétien) se félicite du succès de l’événement. «Sur la forme, le colloque est un événement absolument inédit, parce que ce n’est pas simplement un colloque confessionnel des chrétiens pour les chrétiens. C’est important de préciser que des participants de toutes les religions et nationalités étaient présents. Ce rassemblement a une portée moyen-orientale», a-t-il estimé.
Ont assisté à l’événement plusieurs dizaines de personnalités venues du Moyen-Orient et de pays occidentaux: le ministre libanais de l’Education Hassan Diab, représentant du président de la République Michel Sleiman et du Premier ministre Najib Mikati, le député Ghassan Mokheiber, représentant du président de l’Assemblée Nabih Berry, Mgr Jean Alwan, représentant du patriarche maronite Béchara Raï, le cheikh Hassan Charara, représentant le vice-président du Conseil supérieur chiite Abdel-Amir Kabalan, le cheikh Wissam el- Tarchimi représentant de l’imam Ali el-Sistani d’Irak, le nonce apostolique Gabriele Caccia, le métropolite grec-catholique melkite de Beyrouth et de Jbeil, ainsi que le député Abdellatif el-Zein et les anciens ministres Bahij Tabara et Adel Cortas.
«Sur le fond, c’est un événement capital, parce que ni chez les chrétiens, ni chez les musulmans, il n’existe de discours précisément défini, déclare Khalifé. Les gens se cherchent un rôle. En ce qui concerne les communautés chrétiennes, les exhortations apostoliques les encouragent à ne pas rester spectateurs, à s’impliquer et à devenir des citoyens à part entière avec des responsabilités, des droits et des libertés».

 


 

Joseph Maila
La France se préoccupe moins des chrétiens, plus des minorités

En marge du colloque international, Magazine a rencontré le professeur Joseph Maila, directeur de la prospective du ministère des Affaires étrangères français.

Kamel Abou Jaber m’a affirmé que les chancelleries occidentales encouragent l’émigration des chrétiens. Comment soutenez-vous ces communautés?
Je m’inscris en faux contre cette idée d’encouragement à l’émigration en ce qui concerne la France en tout cas. Au Moyen-Orient, la France a été amenée à plaider en faveur d’Etats démocratiques et pluriels et a fait de la présence de ces communautés un signe de leur maturité démocratique. A l’occasion d’événements graves comme les attentats dans les églises de Bagdad et d’Alexandrie les 31 octobre et 31 décembre 2010, nous avons dépêché une mission sur place en vue de dispenser des soins adéquats. Il s’agissait de secourir les victimes d’un attentat.
 

Pourtant, même la Commissaire européenne Kristalina Georgieva annonçait dans une interview à Magazine le mois dernier: « Si les chrétiens veulent quitter la Syrie, nous les accueillons».
Ah, la formulation est différente. Vous parlez d’encouragement, je ne le pense pas. L’Europe a évidemment une politique d’accueil conforme à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1948. L’Europe est véritablement une terre de refuge pour la liberté. Sous le communisme, il en allait de même. Ceux qui fuyaient l’Europe de l’Est y venaient. Il y a une tradition d’hospitalité, ce n’est pas un hasard si l’Europe est le premier contributeur humanitaire au monde. Sa législation est en harmonie avec le droit international. L’Europe peut s’ouvrir à toutes les situations.

 

L’ancien président français Nicolas Sarkozy avait clairement fait comprendre au patriarche maronite Béchara Raï que la doctrine française ne se basait plus sur la protection des communautés chrétiennes mais sur la défense des libertés individuelles et de la démocratie. Qu’en est-il?
Oui je confirme. Les politiques mises en place sont de moins en moins sensibles à la question des chrétiens mais de plus en plus à celle des minorités. A la suite des attentats contre les églises de Bagdad et d’Alexandrie à la fin de l’année 2010, les ministres des Affaires étrangères européens se retrouvaient à Bruxelles pour discuter d’une réponse concertée. Le texte adopté in fine «condamnait fermement les violences et les actes de terrorisme contre les lieux de culte ou de pèlerinage». En dépit des efforts déployés en ce sens, par certains pays dont la France, il ne mentionnait aucune communauté spécifique. Certains pays nordiques et anglo-saxons ne voulaient pas alimenter
«le choc des civilisations». Il est parfois difficile de concilier des  Etats qui n’ont pas forcément la même Histoire en matière de protection des minorités et qui ne sont pas tous liés de la même façon au sort des chrétiens d’Orient. Cette nouvelle orientation fait valoir la liberté de culte de tous les individus. Il y avait une nécessité de remise à plat des principes pour penser à l’universalité des situations. Sur le plan des pratiques diplomatiques, il demeure un respect des traditions que le quai (ndlr: le ministère des Affaires étrangères français) ne renie pas.

 

Les mots «liberté de culte» occultent l’idée d’attachement des chrétiens à leur terre orientale. Ce changement de vocable ne risque-t-il pas de masquer un abandon progressif de la question des chrétiens d’Orient?
Non, il n’y a pas de dilemme. La liberté de culte ne peut se concevoir sans la présence des chrétiens d’Orient. Et puis cette liberté de culte est directement liée aux libertés fondamentales.

Georges Corm écrit un plaidoyer Pour une lecture profane des conflits. Au Moyen-Orient, berceau des trois monothéismes, la religion est partout. Comment expliquez-vous qu’elle fasse irruption dans des conflits souvent politiques ou  économiques?
Il y a des conflits religieux mais pas de conflits de religion. Tout est instrumentalisé à des fins politiques. La religion opère bien souvent comme un élément de classification sociale. C’est le cas au Liban ou en Irlande du Nord. Les cadres sont plus larges qu’on ne laisse croire. Et donc moins typé «guerre sainte». Attention cela n’exclut pas qu’il y ait des persécutions des marginalisations à cause des croyances, cela n’exclut pas qu’il y ait des incitations à partir à des fins d’homogénéisation religieuse. Il est important d’effectuer la distinction believing/ belonging (croire/appartenir). Je peux parfaitement tenir un discours politique maronite et ne jamais mettre les pieds à la messe. Dans tous les cas, il est crucial de maintenir un équilibre, si l’une des dominantes religieuses l’emporte, la lutte confessionnelle et l’exclusion guettent.

Propos recueillis par Antoine Wénisch

 


 

Kamel Abou Jaber
«L’Occident encourage les chrétiens à émigrer»

En marge du colloque international, Magazine a rencontré l’ancien ministre des Affaires étrangères jordanien, Kamel Abou Jaber, représentant du prince Hassan Ben Talal de Jordanie et directeur de l’Institut royal pour les études interreligieuses.

C’est probablement en Jordanie que la situation des chrétiens est la plus confortable au Moyen-Orient. Quelle est la particularité jordanienne?
C’est vrai. La situation des chrétiens en Jordanie est excellente. C’est ainsi depuis la constitution du royaume en 1921. Le roi Abdallah 1er
a considéré leur place importante dans la vie du pays. Depuis, les différents souverains perpétuent cette politique. Les chrétiens ont un rôle majeur et sont présents au Parlement. 9 sièges sur 150 leur sont réservés. Cette proportion est supérieure aux 4% de la population qu’ils constituent. Ils sont aussi représentés dans les ministères, dans la sécurité, dans l’armée et dans l’ensemble des services. En plus d’un rôle politique conséquent, on estime que les chrétiens possèdent environ 15% de l’économie jordanienne. En 1994, S. E. Hassan Ben Talal a fondé l’Institut royal pour les études interreligieuses, illustrant ainsi l’importance de cette question en Jordanie. Les bons rapports entre l’islam et la chrétienté en Jordanie peuvent être un modèle. Si un pays est un modèle dans un domaine, il y devient influent. Nous, les Arabes, nous avons un devoir, une responsabilité, nous devons retravailler l’humanisme touché par le sionisme. Nous devons défendre la pluralité des cultures. Si le pluriculturalisme se meurt, c’est la mort de l’humanisme. Et ce serait une tragédie.

Qu’est ce qui a rendu possible ces politiques en Jordanie et pas ailleurs?
En tant que professeur, j’essaye d’y réfléchir. Celui qui a établi le royaume a voulu dès l’origine un Etat démocratique et ouvert. Evidemment, le terme démocratique doit être mis dans son contexte; les insultes envers le roi ou la religion sont prohibées. En dehors de ces interdits, la liberté des Jordaniens est totale. Depuis 1921, il n’y a jamais eu de violences même à l’égard de l’opposition.

Pourtant d’importantes manifestations ont eu lieu ces derniers mois. Avec l’apparition de slogans hostiles au roi. N’avez-vous aucune inquiétude au sujet de la poursuite de ces mouvements, de leurs radicalisations et de l’impact qu’ils pourraient avoir sur la stabilité du pays?
Depuis le printemps, il y a eu plus de 7500 manifestations dans tout le pays et pas une seule vitre brisée. Si, il y a eu un cas de violence avec des blessures à Zarka quand des salafistes ont attaqué les forces de police. Il y a en Jordanie un concept familial de l’Etat dans le sens où le roi est le patriarche. Quand il s’exprime, il évoque «sa famille jordanienne». Le 17e Parlement a été élu hier (ndlr: jeudi 24 janvier) et tout s’est passé sans incidents malgré le boycott des Frères musulmans. Il y a un éveil national; le peuple et les autorités savent qu’il est important de maintenir une paix sociale et une certaine stabilité.  

Comment gérer l’arrivée sur  le territoire jordanien de centaines de réfugiés syriens? Quelle est la situation des migrants chrétiens en particulier?
Depuis 1948 et tout au long de notre histoire, nous avons accueilli des réfugiés palestiniens. Comment la Jordanie a-t-elle pu intégrer toutes ces personnes? Cela tient au miracle jordanien. A partir de 2003, nous avons accueilli 800000 Irakiens mais la majorité sont rentrés chez eux. On n’a pas les chiffres exacts mais on estime qu’à peine un quart demeure toujours ici. C’est un exploit d’autant plus gigantesque que la Jordanie n’a pas de ressources, même l’eau est rare. En ce qui concerne les chrétiens, le monde occidental les encourage à émigrer et leur donne des visas facilement. La Jordanie devient alors «la salle d’attente» avant de décrocher le précieux sésame pour l’Europe, les Etats-Unis ou l’Australie.

Les chancelleries occidentales ne s’occupent plus directement des chrétiens d’Orient. Comment l’interprétez-vous?
Tout à fait. En réalité, le monde occidental est infiltré par le sionisme. Toutes ses politiques suivent les intérêts sionistes sans réserve. Cela ne me dérange pas si parallèlement les chancelleries se préoccupent aussi du sort des Palestiniens. En 2003, les pays arabes ont présenté une initiative de paix présentée par le roi d’Arabie. Je n’ai jamais entendu qu’un seul commentaire ait été fait sur cette initiative. Le regard occidental sur l’Orient est biaisé par Israël.

Propos recueillis par Antoine Wénisch

 

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