L’optimisme est une attitude positive. C’est sain pour l’esprit, dit-on. Certes. Mais être réaliste est plus sûr, surtout pour le corps. C’est d’autant plus vrai que l’optimisme, quand il devient béat, s’apparente à l’idiotie. Celle-ci peut conduire à des erreurs d’appréciation qui peuvent, à leur tour, avoir de fâcheuses conséquences… pour l’esprit et pour le corps.
Soyons donc réalistes.
Réalistes que nous sommes, nous constatons que la situation au Liban n’est pas dans ses meilleurs états. Si nous voulons être plus précis, on peut même dire qu’elle est mauvaise. Pour être honnête, elle est franchement catastrophique. Ce n’est pas la peine de paniquer, rien n’est irréversible, à part la mort… et la chirurgie esthétique.
L’enchaînement des événements, au Liban et dans la région, était tellement prévisible que nous sommes pris d’une folle envie de pouffer, alors qu’il y a mille et une raisons de fondre en larmes. C’est ce qu’on appelle un rire nerveux, involontaire, incontrôlable. Généralement provoqué par une forte tension nerveuse, le nôtre est dû à un profond dégoût, couplé d’un sentiment de frustration et combiné à une désagréable impression d’impuissance. Censé provoquer une décharge, notre ricanement, lui, crée une sensation de vide, d’apesanteur. Il nous projette dans tous les sens, comme dans une machine à laver. Il nous écrase, comme dans une centrifugeuse. C’est presque un rire démentiel.
Pourquoi? Parce que nous avons cette déplaisante impression de déjà-vu, voire de déjà-vécu. Les blocages politiques, l’insécurité grandissante, les discours sectaires, les échanges d’accusations, la diabolisation mutuelle, la grogne sociale, l’afflux de réfugiés syriens (espérons qu’il sera aussi provisoire que celui des Palestiniens), la sixième colonne (plus pernicieuse que la cinquième, qui a déjà servi et sévi lors de la dernière guerre), les barbus (avec abayas), les jihadistes (version améliorée des Moudjahidines), une armée abandonnée à elle-même (donc incapable d’agir), des dirigeants hésitants (lâches?), des hommes politiques démagogues (pour changer)… bref, le cocktail idéal pour accélérer la déliquescence de l’Etat et la paralysie des institutions. La comparaison entre 1975 et 2013 ne s’arrête pas là. Il y a 38 ans, des Libanais étaient passionnés par la cause palestinienne, aujourd’hui ils sont enthousiastes pour celle du peuple syrien; à l’époque, ils se chamaillaient sur la question des réformes (souvenez-vous du fameux Document constitutionnel du président Sleiman Frangié), actuellement, ils se querellent au sujet de la loi électorale; au siècle dernier, ils s’opposaient sur la laïcité, maintenant, ils ne sont pas d’accord sur le mariage civil; en 1976, les élections législatives n’ont pas pu être organisées à cause de la guerre, aujourd’hui, on envisage de proroger le mandat du Parlement… pour éviter la guerre.
La liste est longue.
Comment ne pas être pris d’un rire fou en voyant que le Liban traverse, en 2013, des circonstances étrangement similaires à celles qui prévalaient en 1975? Comment ne pas être pris d’un gloussement dément en réalisant que les plus anciens des Libanais risquent d’être les témoins d’une troisième guerre civile en une seule vie? Un record qui mérite d’être inscrit au Guinness book.
Il y a cependant, entre les deux époques, trois différences qui ne sont pas très rassurantes. D’abord, en 1975, il y avait au Liban de grosses pointures politiques, des hommes expérimentés et bien rodés, qui avaient le sens de l’Etat. Malgré ces qualités, ils n’ont pas été capables d’éviter au Liban les affres d’une guerre civile qui a fait plus de 120 000 morts, des centaines de milliers de blessés et un million de déplacés. Ce ne sont pas les nains politiques contemporains qui réussiront à sauver le Liban. Ensuite, à l’époque, le champ de bataille se limitait au Liban, Aujourd’hui, il s’étend des rives de la Méditerranée au Golfe arabo-persique. Enfin, il y a 38 ans, personne ne savait que les fonds marins du Liban (et peut-être ses sous-sols) regorgent de gaz et de pétrole. Une raison supplémentaire pour s’étriper.
Vous concéderez, après la lecture de ces quelques lignes, que le rire fou est parfaitement justifié.
Paul Khalifeh