Le mouvement protestataire des fonctionnaires de l’Etat semble évoluer dans une bulle qui plane au-dessus du Liban. Le gouvernement s’agite dans tous les sens. Après tout, ce sont ses employés et il faut bien que la machine tourne, même au ralenti. Mais, pour autant, ce mouvement reste à la marge des préoccupations de la scène politique. Entre la «neutralité positive», expression polie pour décrire l’implication des Libanais dans le bourbier syrien, et la querelle sur la loi qui assurera le plus de prébendes aux prochains élus, il reste peu de place pour des revendications bassement matérielles. Celles-ci, celles des fonctionnaires demandant un salaire qui leur garde leur dignité et, quelquefois, «la poule au pot le dimanche». Pourtant, ce phénomène est remarquable. Par sa direction informelle qui s’est constituée dans la foulée du mouvement, la CGTL, phagocytée par la classe politique, ayant perdu toute crédibilité. Par sa composition interconfessionnelle, par sa résistance à toute récupération politique, par l’absence d’un chef «lumière des travailleurs» et donc nécessairement illuminé. Aussi par le nombre: 200000 employés de l’Etat, plus les enseignants du secteur privé et tous ceux qui, au Liban, laminés par une croissance molle et des inégalités, rejoignent au moins de cœur les protestataires qui battent le pavé. Cette catégorie de Libanais, qu’on appelle la classe moyenne, est, dans toute économie équilibrée, celle qui assure la stabilité et tire la croissance par la consommation. Elle est celle des Libanais, employés de la fonction publique et des grandes institutions privées, qui sont les plus attachés au Liban et les moins enclins à émigrer. Ce ne sont pas des manœuvres sans aptitudes, mais le plus souvent, des détenteurs de diplômes universitaires ou techniquement qualifiés. Ce sont, avec les entrepreneurs et le capital, une composante essentielle du schéma économique et du tissu social stable du Liban. Mais nos dirigeants n’ont les yeux de Chimène que pour les propos incendiaires d’Ahmad el-Assir, pour l’arsenal et le superbe dédain du Hezbollah. Pourtant, quelle occasion rêvée de ramener le débat public sur une problématique de fond, porteuse d’espoir. Comment ne pas se jeter sur cette protestation de la rue, en prendre la mesure, tenter de la résoudre et détourner les Libanais des marchands de mort? Pourquoi ne pas en faire l’équation première à résoudre et ridiculiser ceux qui nous promettent le paradis sur terre si nous votons pour eux, ou le paradis au ciel si nous mourons pour eux? Leurs auditoires réduits, ils pourraient plus difficilement recruter de mortels agitateurs. L’Etat responsable et à l’écoute des citoyens se verrait renforcé pour appliquer sa loi sans égard pour cette impudence qu’est «la sécurité à l’amiable».
Le prétexte avancé pour éviter de répondre aux attentes des fonctionnaires est l’incapacité financière de l’Etat. Pourquoi ne pas louer un étage du Sérail ou transformer le Parlement en salle de cinéma, vu l’activité réduite en ces deux lieux? A prétexte grotesque, réponse risible. Réduire le train de vie de l’Etat, appliquer rigoureusement la collecte des impôts, éradiquer les fuites aux douanes, réduire la corruption et la fraude, inciter aux investissements demandeurs de main-d’œuvre libanaise, accélérer l’établissement de communications digitales dignes de ce nom, résoudre les coupures d’électricité, récupérer les biens spoliés de l’Etat. Travaux d’Hercule, direz-vous. Il faut bien commencer quelque part, en attendant, pour ne pas gonfler notre dette? Ne nous a-t-on pas promis pour la décennie à venir de nous noyer dans le gaz de nos fonds marins? A ceux qui ne partagent pas cette solution intermédiaire, je les renvoie à Paul Krugman, prix Nobel d’économie. Lui, et d’autres, sont favorables à une augmentation du déficit pour relancer l’économie et sauver la classe moyenne.
Ne rien faire nous laisse face à deux scénarios: le premier, une révolte généralisée comme dans les pays arabes. Un scénario peu probable car, outre le facteur économique, le rejet de la dictature était un moteur de ces révoltes, ce qui n’est pas le cas au Liban. Le second est celui de la montée du populisme, de l’autoritarisme, et des partis radicaux et xénophobes, comme en Italie et en Grèce. Sauf qu’au Liban, les tenants de ces discours ont des barbes longues, des tuniques noires ou courtes et qu’ils n’ont pas l’humour du «Cavaliere».
Amine Issa