Directeur littéraire de la MEET (Maison des écrivains étrangers et des traducteurs), située à Saint-Nazaire et auteur notamment de Peste et Choléra (Prix Femina 2012), Patrick Deville a rencontré Charif Majdalani (prix Phénix), auteur d’Histoire de la Grande maison, Caravansérail et Nos si brèves années de gloire…
«La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d’un roman est d’avoir une question à tout», disait Milan Kundera. C’est dans l’ombre de ce qu’est un roman que Farès Sassine a animé, le 10 mai, à l’Institut français du Liban, la rencontre entre Patrick Deville et Charif Majdalani, amis de longue date. Les deux auteurs accordent une très grande importance au style, comme l’exprime très clairement Farès Sassine, en essayant de donner au roman de nouvelles perspectives. Tous deux utilisent ou s’inspirent du cinéma pour faire défiler le temps et parcourir l’espace. Penchés également sur la même époque qui va de 1860-1880 jusqu’à nos jours, Deville et Majdalani sont les revers d’une même médaille.
Vers une défi(ni)ction des genres
Patrick Deville se lance en 1960 dans un très long périple, avec cinq ouvrages qui paraissent déjà, chacun étant un chapitre d’un livre unique. Ses écrits font le tour du monde de 1860 à nos jours, explorant ainsi de vastes zones géographiques que sa plume décortique au fil des pages. D’une littérature «expérimentale» à un roman d’aventures dépourvu de toute fiction, Deville jongle avec un très grand nombre de genres littéraires. Mêlant ainsi le reportage à la biographie, au récit historique, aux entretiens, à l’autobiographie, au récit de voyage, etc., il entreprend un projet de longue haleine loin de la fiction. Son désir d’auteur ne serait-il pas de faire croire au lecteur que la réalité est effectivement une fiction?
De son côté, Charif Majdalani, se rapproche, depuis 1980, de Deville dans sa passion pour les grandes entreprises humaines, un peu folles et démesurées, dans sa passion pour ces «hommes qui partent, se perdent et réapparaissent après avoir mené des vies invraisemblables, finissent par mourir dans une sorte de paradis qu’ils se construisent alors que le monde est en pleine guerre». Mais là où l’épopée de Charif Majdalani éclot sur les branches de l’arbre fictif, le roman de Deville ouvre «les chambres interdites» du réel.
«Ce que je trouve extraordinaire dans les romans de Patrick», déclare Charif, c’est que dans ses livres, chaque chapitre renferme des histoires de vies écrites à la manière de celles que relataient les auteurs de l’Antiquité, c’est-à-dire de façon très dense, très rapide et très intense, l’ensemble constituant une série de vies héroïques et épiques qui donnent envie».
La «posture géographique de l’écrivain»
Pour expliquer cette différence entre les deux auteurs dans leur recours à la fiction, Charif Majdalani émet l’hypothèse selon laquelle la création romanesque dépend de la question de la posture géographique de l’écrivain. Il explique que les œuvres de Patrick Deville sont le fruit de la littérature française de France, et que beaucoup d’écrivains contemporains – parmi les plus intéressants – traitent de sujets du monde et non de ceux de leur propre pays. La raison d’un tel comportement, aussi inconscient soit-il, demeure intéressante à analyser. «Quant à moi, je peux affirmer provenir d’un autre terroir littéraire, d’un monde où l’on a encore besoin de raconter des histoires, de revisiter, voire de «re ictionnaliser» et de réinterpréter l’histoire, la géographie et l’actualité de nos pays».
Le conflit franco-français
Beaucoup d’écrivains francophones revendiquent leur adhésion à une littérature française, explique Majdalani, très réservé sur cette question. «La littérature que je pratique n’appartient pas à l’histoire de la littérature française. Je m’inscris plutôt dans le cours d’une histoire littéraire qui est celle d’une littérature francophone émergente. C’est effectivement l’une des raisons pour lesquelles je crois encore dans la fiction, alors que Patrick, lui, en a fait le deuil».
Conscient d’appartenir à la littérature française, Deville met l’accent sur l’impossibilité d’être écrivain si on n’est pas lecteur: «On doit évidemment lire toute la littérature», martèle-t-il. Patrick Deville considère qu’on écrit dans la langue dans laquelle on pense pouvoir faire le moins de mal quitte à ce que l’on soit polyglotte. «Il existe des transfuges littéraires qui accouchent des merveilles». Qu’il y ait donc, selon lui, une littérature de langue française qui ne soit pas de la littérature française, cela est indubitablement une réalité: «Je ne sais pas si cela doit devenir une revendication», ajoute-t-il, puisque c’est dans la littérature que la langue doit se créer, avancer, se transformer. Vraisemblablement, c’est davantage en Afrique francophone que la langue est en train de subir des métamorphoses pour des raisons essentiellement démographiques.
Natasha Metni