Observer les êtres vivants pour calquer leurs capacités ou leurs mécanismes en industrie, telle est la fonction de base de la bionique, une science qui ne cesse d’évoluer et de s’intéresser aux domaines de la médecine, de l’aéronautique, de la robotique, de l’intelligence artificielle, pour n’en citer que les plus importants. La conception de membres artificiels est l’application qui a permis à cette science d’être «visible» pour le grand public. La question qui se pose est celle de savoir jusqu’où cette technique peut-elle aller? Un homme bionique pourra-t-il être conçu un jour? Ces membres artificiels pourront-ils un jour multiplier les capacités humaines? La génération de demain sera-t-elle celle des super-humains? Qu’en est-il des aspects éthique et social de ces éventuels changements?
Contrairement à la robotique, qui crée des robots capables de réaliser les tâches des plus simples aux plus complexes, la bionique part des êtres vivants. Par définition, la bionique est «l’imitation du vivant par des matériaux, des machines et des robots». Contraction des deux mots, «biologie» et «électronique», cette science a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années. Lors des JO de Pékin, certains athlètes munis de jambes bioniques ont été interdits de compétition. Plus récemment, le premier homme entièrement bionique a été exposé à Londres.
Le principe de la bionique n’est pas nouveau. Observer les êtres vivants pour s’en inspirer et créer des machines, l’homme l’a fait depuis des siècles. Il s’est inspiré des oiseaux pour concevoir des engins volants, des couleurs des papillons pour créer des télévisions couleurs, des fleurs de bardane pour créer des bandes velcro ou encore des ailes de chauves-souris pour créer le sonar.
Après cette étape d’inspiration, les chercheurs se sont concentrés sur l’apport d’une telle approche pour créer des prothèses pouvant remplacer des organes ou des membres du corps humain souffrant de disfonctionnement ou carrément amputés après des accidents par exemple.
Enormes progrès
Il y a des milliers d’années déjà, l’homme a cherché à remplacer ses membres amputés par des prothèses. Des chercheurs allemands ont ainsi découvert une momie égyptienne, datant d’il y a 3 000 ans, portant une prothèse en bois sculptée de son orteil droit. Au Moyen Age, les prothèses étaient fabriquées dans un but purement fonctionnel, c’est à cette époque qu’on vit apparaître les crochets à la place des bras amputés et les pilons pour les jambes. Le développement fulgurant qu’a connu le domaine des prothèses a été constaté après la Première et la Deuxième Guerre mondiale. Le nombre d’amputés et de brûlés était si impressionnant que l’apparition d’entreprises travaillant dans le domaine de développement des prothèses devient une fatalité.
Les matériaux et les procédés d’appareillage ont depuis beaucoup évolué. Plus légers, plus flexibles, plus résistants. La science prothétique atteint des sommets avec l’avènement de la robotique, des nanotechnologies et de la bionique.
Le principe des membres bioniques est assez simple, malgré la complexité de la conception des organes. Avec l’amputation d’un organe, les nerfs qui n’ont plus aucun rôle, le membre qu’ils contrôlent n’étant plus là, sont dirigés vers un autre muscle. En rattachant un système d’électrode à ces nerfs, le cerveau fait bouger la prothèse bionique si la personne se concentre pour contracter mentalement le membre manquant.
L’éventail des membres pouvant être remplacés s’élargit avec des prothèses qui ne cherchent plus à atteindre les capacités d’un membre biologique mais à les dépasser. Un bras qui peut se retourner à 360 degrés, des jambes infatigables, des yeux dont l’acuité et la distance de vision dépassent celles des yeux biologiques, un cœur qui ne risque pas d’attaque cardiaque, ces organes sont bien réels grâce à une science où les réalisations dépassent la fiction.
Handicapé ou super-homme?
Le grand public a certainement connu la technologie bionique grâce aux sportifs qui, dotés de prothèses bioniques, rendent l’espoir aux handicapés d’être aussi performants en sport, sinon plus, que les autres.
Oscar Pistorius, né sans péronés ni chevilles, est amputé à la naissance des deux jambes. Il a appris à se déplacer sur ses moignons. Des années après, il est champion paralympique grâce à ses deux jambes bioniques et à une volonté de fer. «The blade runner» débute sa carrière par des réalisations importantes en athlétisme aux championnats handisports. Son ambition va bien au-delà. En 2007, il décide de concourir dans des compétitions pour valides. Sa première course dans une compétition à Rome enflamme les médias. Ces «lames» qui font office de jambes pour Oscar peuvent-elles l’avantager par rapport aux autres athlètes?
En 2008, la Fédération internationale d’athlétisme révèle un rapport établi par un professeur allemand attestant que les prothèses d’Oscar le favorisaient par rapport aux autres coureurs. Des conclusions invalidées par un groupe de chercheurs américains grâce auquel Oscar a pu participer aux mondiaux de Daegu en Corée du Sud. Sorti en demi-finale du 400 mètres, Oscar reste pour le public, et pour les médias, le symbole de la naissance d’une nouvelle génération de prothèses qui, non seulement n’ont rien à envier aux membres biologiques, mais pourraient même les dépasser.
Victime d’un accident d’alpinisme, qui lui a coûté les deux jambes, Hugh Herr décide de prendre les choses en main. Après avoir été longtemps coincé dans des prothèses rudimentaires, il fabrique les siennes, spéciales escalade! Détenteur de plusieurs brevets d’invention dont le «Rheo knee», le genou artificiel, commandé par ordinateur, il est chercheur dans le prestigieux Massachusetts Institute of Technology. A l’en croire, les prothèses deviendront si perfectionnées que l’on sera tenté de se faire amputer d’un membre. Ses propos ne sont peut-être pas aussi farfelus qu’ils n’y paraissent. Un nombre croissant d’amputés se font faire des «révisions», c’est-à-dire de secondes amputations plus hautes afin de pouvoir placer des prothèses.
Un débat alimenté par le développement fulgurant de la science s’immisce ainsi dans différents domaines, des sportifs portant des prothèses avec des capacités «surhumaines» auront-ils le droit de concourir avec les athlètes valides? Est-il juste qu’un élève ayant une main biologique passe des examens à côté d’un autre doté d’une main bionique plus rapide et infatigable? La définition de «personne handicapée» serait ainsi à remettre en question. Entre un homme de 80 ans aux jambes bioniques qui se tient droit et franchit des kilomètres sans fatigue et un vieil homme aux jambes affaiblies par l’arthrose et l’atrophie des muscles, lequel des deux qualifiera-t-on de handicapé? L’attirance de ces bijoux technologiques est telle que ceux qui en portent ne les dissimulent pas mais les exhibent comme un plus.
Le défi éthique
L’idée de remplacer un membre fonctionnel par un autre bionique pour profiter des capacités «surhumaines» de celui-ci commence déjà à faire son chemin. Echanger des membres sujets aux maladies, à la fatigue, à la douleur contre des membres infaillibles semble pour le moment une question incongrue, mais elle ne tardera pas, selon des experts, à être débattue. Des amputations dites «fonctionnelles» sont déjà une réalité et traceront probablement le chemin d’une génération de super-humains.
Remplacer un membre amputé du fait d’un accident ou d’un handicap et amputer volontairement un membre sain pour le remplacer par son équivalent bionique devient facilement franchissable. Ces dernières années, nous assistons au concept de «l’amputation fonctionnelle».
Selon certains spécialistes, il ne s’agit que d’un jeu de mots cachant une réalité pour le moins inquiétante. Par «amputation fonctionnelle» il faut comprendre «amputation volontaire». Se faire amputer d’un membre pour le remplacer par une prothèse bionique afin de réaliser des prouesses que, seuls les «super-héros», ou les surhommes au cinéma sont capables d’accomplir.
Patrick Mayrhofer, jeune électricien autrichien de 24 ans, a troqué sa main aux capacités diminuées, par un accident de travail qui lui a brûlé les deux mains, contre une autre bionique après une amputation volontaire. La main gauche ne pouvant être complètement récupérée, le jeune homme décide de se faire amputer. Une première opération a été réalisée, en 2011, par des chirurgiens après consultation de la commission éthique autrichienne. Est-il éthique d’amputer volontairement une main pour la remplacer par un alliage de métaux, alors que la chirurgie pourrait évoluer et remédier au problème fonctionnel de la main de Patrick? La réponse de la commission ayant été positive, le jeune homme possède ainsi une main bionique avec deux capteurs. Elle lui permet la plupart des actions qu’il effectuerait avec une main biologique. Il l’a même remplacée par une autre dotée de six capteurs et peut ainsi avoir des mouvements encore plus précis. Autre avantage des membres bioniques, celui de pouvoir en changer chaque fois que la technologie évolue.
Après cette première mondiale, le docteur Oskar Aszmann a reçu des témoignages du monde entier. Parmi eux, celui de Milo, cycliste de 27 ans, qui a perdu partiellement l’usage de sa main et a lui aussi subi la même opération.
Par-delà le défi éthique lié à l’opération chirurgicale elle-même, la question est également de savoir s’il est éthique de légaliser une pratique qui améliore les capacités humaines, alors qu’une minorité dans le monde peut financièrement se la permettre? Chacune de ces prothèses coûte plusieurs milliers de dollars. Serons-nous bientôt dans une ère à deux vitesses, les hommes «pauvres» d’un côté et les super-hommes «riches» de l’autre?
Le secteur militaire est très ouvert à ce genre d’application. Les films de science-fiction, où toute une armée de cyborgs aux forces décuplées et aux pouvoirs surhumains, ne manquent pas, comptant sur ces technologies, la réalité ne tardera pas à dépasser la fiction. Si ce scénario venait à être, ne serait-ce que partiellement, réalisé grâce à la bionique en vue de concevoir une armée de «super-soldats», cette science serait alors au centre d’une course à l’armement mettant l’humanité en péril.
En février dernier, Rex, le premier homme bionique, est révélé au monde par le science Museum de Londres! Il parle, il a un système autonome de circulation sanguine, il est entièrement fait d’organes bioniques et a coûté un million de dollars! Rex a des reins, un pancréas, une trachée, un cœur, des poumons… Bref, tout ce dont un être humain a besoin pour survivre sauf… un cerveau! Ses concepteurs affirment qu’on est loin de voir un cerveau humain conçu par l’homme.
Rex a le visage d’un psychologue suisse du nom de Bertolt Meyer qui a accepté de faire l’objet de cette expérience réalisée par une équipe de chercheurs britanniques. Dans une interview accordée au journal suisse Le Matin, Meyer, le «père» de Rex, explique que «cette espèce de Frankenstein bionique est la somme de tout ce qu’on sait faire aujourd’hui en matière d’organes de synthèse et de prothèses robotisées. Exosquelette, bras, rate ou pancréas artificiels: tout ce dont il est fait existe. L’idée était, pour la première fois, de tout assembler pour réaliser ce que nous avons atteint dans ces technologies. Et d’avoir un support pour réfléchir à ce que cela implique».
Le chercheur est, lui-même, né sans main gauche et porte une prothèse bionique. Il est donc personnellement concerné par la question des organes bioniques.
Rex est doté d’une intelligence artificielle, il peut écouter ce qu’on lui dit grâce à des implants auditifs bioniques et utiliser un générateur de paroles pour répondre.
L’intérêt des grandes marques
L’Oréal, célèbre marque de cosmétiques, a choisi cette année une égérie pas comme les autres: Aimée Mullins, une jeune femme blonde et jolie mais qui porte des prothèses aux deux jambes! Cette championne d’athlétisme est actuellement une star aux Etats-Unis, acclamée pour son charisme et sa grande volonté. Aimée fait l’éloge d’un autre genre de beauté «la beauté bionique» et pousse les limites et la conception de la beauté telle que vue par les grandes enseignes de mode. Après les championnats paralympiques et les défilés de mode pour Alexander McQueen, Aimée se vante d’avoir douze paires de jambes ayant chacune son utilité. Elle affirme que ses douze paires lui offrent des puissances dont la vitesse et la beauté.
La marque Thierry Mugler a, quant à elle, choisi Oscar Pistorius, une icône dans le monde du sport et de la bionique grâce à ses nombreuses participations aux compétitions internationales avec ses jambes bioniques, pour faire la promotion de son dernier parfum. Sur la pub, Pistorius, torse nu, court devant le parfum avec ses jambes en forme de «J» traversées par un éclair, son allure rappelle celle des super-héros des films de science-fiction. Nike n’a pas hésité à surfer sur la vague des nouvelles stars et a signé avec l’athlète sud-africain un contrat très important.
Les grandes marques l’ont parfaitement compris, les prothèses ne sont plus ces choses inesthétiques que l’on cache, qui font pitié et qui embarrassent. Au contraire, avec le développement des technologies, les prothèses sont faites pour être vues, exhibées, admirées et à la limite même enviées.
Laila Majhad
Les dernières avancées
Au début de ce mois, une équipe de chercheurs de l’Université de Princeton a réussi ce qui était jusqu’ici impossible, une prothèse d’oreille qui fonctionne. Jusqu’ici, les prothèses d’oreille avaient un but strictement esthétique, mais grâce à la bionique et à l’impression 3D, ces chercheurs ont pu créer un implant auditif sous forme d’une oreille. Ce qui est plus surprenant encore c’est qu’avec cet implant bionique, le patient est capable d’entendre des sons à des fréquences radio par exemple imperceptibles à l’oreille humaine. L’exosquelette ou «Iron man» est, lui aussi, l’un des sujets de recherches de plusieurs laboratoires technologiques.
L’exosquelette est une sorte de combinaison qui soutient le corps, une sorte de squelette externe. Cette technologie permet aux
tétraplégiques de marcher, de porter des charges très lourdes, d’augmenter leur
endurance, etc. Des exosquelettes sont déjà au stade de prototypes. Toutefois, ce qui se
prépare dans les laboratoires de recherches est certainement plus proche de «Iron man» que d’un simple outil d’aide aux personnes
handicapées. Plusieurs programmes de recherche tentent de mettre en place des
exosquelettes commandés par la pensée
permettant de faire des secouristes par exemple des surhommes: plus rapides, capables de soulever des charges lourdes et en même temps protégés des irradiations, des brûlures et des blessures. Un prototype de ce genre a déjà été présenté au salon Innorobo de Lyon.