Créé et interprété par Sawsan Bou Khaled, sur une scénographie de Hussein Baydoun, Alice, présenté jusqu’au 6 octobre au théâtre Tournesol, est un spectacle qui sort de l’ordinaire. A mi-chemin entre rêve et réalité, hallucination et angoisse, votre corps se hérisse.
Inattendu. Imprévisible. Surprenant. Jusqu’à vous faire frémir. Sawsan Bou Khaled a maintenu le suspense jusqu’au bout, aiguisant l’impatience et nous laissant ouverts à toutes les possibilités. En entrant dans la salle du théâtre Tournesol, on ne savait vraiment pas à quoi s’attendre. Tout ce qu’on avait deviné, c’est que la pièce allait avoir lieu dans un lit; un lit de nuages amoncelés comme le suggérait l’affiche. Quant au reste, les quelques informations préliminaires faisaient état d’un chat que Bou Khaled aurait retrouvé, moribond, qu’elle aurait voulu appeler Alice comme sa grand-mère. C’est tout. On est là, assis, une cinquantaine de spectateurs, dans l’intimité de la scène, tournant irrémédiablement le dos à la salle qui accueille ordinairement les spectacles, installés à même la scène, sur des estrades improvisées. Un haut-le-cœur, la gorge nouée. Inspiration. Expiration.
Et voilà que Sawsan Bou Khaled nous plonge dans un univers déroutant de bout en bout. Sublime. Un superlatif qui peut sembler exagéré, mais l’impact que la performance a laissé est toujours retentissant. Et le public libanais n’est plus habitué à de tels spectacles, aussi simples que chargés d’émotions, aussi subtils que puissants. En quelques mots, quelques gestes, quelques astuces scéniques, la créativité se fait création. Alice sort des sentiers battus du théâtre local. C’est qu’elle «agit avec les spectateurs comme avec les serpents qu’on charme, et (les fait) revenir par l’organisme jusqu’aux plus subtiles notions», comme l’affirme Antonin Artaud dans Le théâtre et son double.
Un lit. Dans un non-lieu. Un espace-temps illimité, qui s’étend à l’infini. Et elle nous accueille dans son lit. Endormie. Ou sur le point de dormir. Plongée au cœur du rituel qui précède le sommeil. Dérision, autodérision. Dès le début, les quelques mots, les quelques sons, les quelques onomatopées, qu’elle prononce, qu’elle murmure, qu’elle balbutie résonnent en idées qui semblent anodines, habituellement quotidiennes, mais qui agencées l’une à la suite de l’autre, sans moyen d’y échapper, nous confrontent au monde dans toute sa complexité, sa dualité, dans ce questionnement qui taraude l’artiste: «Les étincelles de douleur qui jaillissent pendant une agonie deviennent-elles étoiles quelque part?».
Dans une merveilleuse scénographie signée Hussein Baydoun, le lit se soumet à toutes les transformations imaginables et inimaginables. Il s’effeuille par couches progressives, chacune plus surprenante que l’autre, plus effrayante, plus ingénieuse, de plus en plus inattendue. Une hallucination qui grandit, occupe tout l’espace, tout l’être, tout le corps. On dirait que Sawsan Bou Khaled fait jaillir ces couches successives de l’imaginaire tourmenté d’un enfant redoutant l’apparition du monstre sous son lit, justement parce qu’il n’est plus cet enfant qu’il voudrait tellement redevenir. Retourner aux origines, au ventre maternel, là où rien n’avait encore commencé, là où le monde n’était encore qu’un embryon; rêve éternel que seul le miracle du théâtre accorde, grâce une nouvelle fois à la merveilleuse scénographie renforcée par d’époustouflantes vidéos animation que signe Hussein Baydoun également.
Visage blême, teint livide, chemise de nuit blanche et cœur pendant rouge, fille perdue et femme en proie à toutes les angoisses, Alice, c’est cela tout à la fois. Là-bas, la lune luit. Les nuages dessinent des rêves en coton, surgis dans le noir, de la boîte de Pandore ou de la boîte magique de l’enfance, qu’importe! Rêves et cauchemars s’emmêlent, côtoyant le merveilleux, l’onirique, le réel, basculant en une seconde d’une rive à l’autre, montrant en même temps la double facette du bouffon, du Pierrot lunaire voué à l’hypertrophie du cœur, les larmes et le sourire, conjointement, indissociablement.
De par le rapprochement entre scène et salle, de par la prestation de Sawsan Bou Khaled, sa force d’expression, sa flexibilité physique, son texte et la simplicité tonnante de la mise en scène, de par l’étonnement qu’elle génère à maintes reprises, Alice vous désarme, dans tous les sens du terme. Le spectateur se retrouve, sans armes, sans secours, face à ses peurs, ses angoisses, ses démons, ses monstres, ses questionnements intérieurs. Il sourit parfois, sûrement, il laisse même échapper un rire; c’est qu’Alice nous ménage des appels d’air, tout en tissant bien étroitement une toile de tentations, illimitée, vers le ciel ou vers l’abîme.
Nayla Rached
Alice, c’est ce week-end encore, jusqu’au dimanche 6 octobre, au théâtre Tournesol, Tayouné.
En raison du nombre limité de sièges, les réservations sont nécessaires: (01) 381 290. Billets: 20 000 L.L. – 15 000 L.L. (étudiants).
Une collaboration de longue date
Alice est le fruit de la nouvelle et troisième collaboration entre Sawsan Bou Khaled et Hussein Baydoun. Le spectacle s’inscrit dans la lignée de leurs précédents projets,
Cryptobiose en 2006 et Vessels en 2010.