Comme à Dahié, il y a quelques jours, l’Armée libanaise a pris le relais des services de sécurité du Hezbollah au cœur du bastion du parti dans la Békaa, théâtre d’affrontements meurtriers, le week-end dernier, qui ont fait cinq morts et une dizaine de blessés.
Samedi 28 septembre, aux alentours de dix heures. A quelques encablures du temple romain, les ruelles emberlificotées du souk de Baalbeck sont déjà animées. Les touristes ont disparu depuis belle lurette, mais la ville a été jusqu’à présent épargnée par les affres du conflit syrien qui fait rage dans la Békaa. Le principal souci du Hezbollah qui cadenasse la ville: préserver l’équilibre des clans. Comprendre les grandes familles de la ville. Le clan sunnite des Chiyah y est présent depuis des lustres et vit en bonne intelligence avec les clans chiites installés dans le quartier du souk. Mohammad Chiyah, alias Abou Tareq, y tient un magasin de matériaux de construction, en face de la célèbre pâtisserie Jawhari, au bout de la rue dite des vendeurs de jus. Tout le monde sait qu’il est le responsable de la Jamaa islamiya, mais il faisait profil bas jusqu’à il y a trois jours. En application des directives prises par le Hezb, des barrages filtrants ont été installés à l’entrée des artères les plus arpentées de la ville. L’un de ces check-points a pris place juste en face de la pâtisserie.
Un contrôle qui tourne mal
Le 25 septembre, Moustafa Chiyah, le fils d’Abou Tareq, accompagné de son cousin Hamzé, est arrêté par Hicham Wehbé et Jaafar Kaddoura, les jeunes membres du Hezbollah qui tiennent le barrage, pour une fouille. Mohammad tient une échoppe de jus de fruits, juste à côté du magasin de son père. A chaque passage, les Chiyah sont systématiquement contrôlés, et c’est la énième fois que Jaafar, d’origine palestinienne, arrête Moustafa qu’il connaît, pourtant, depuis l’enfance. Le fils Chiyah soupçonne un abus de pouvoir et un délit de sale gueule. Le ton monte mais Moustafa passe. Quelques minutes plus tard, ce dernier revient avec toute une bande, certains sont armés. Mohammad Chiyah sort de sa boutique et tente de s’interposer pour protéger son fils. Il est frappé à la tête. Des coups de feu sont tirés, Hicham Wehbé est blessé à la hanche. Il a fallu l’intervention du Hezbollah et des commerçants pour calmer tout ce petit monde. Dans cet univers, les conflits personnels se règlent souvent par les armes. Pour les solder, l’une des deux parties doit payer.
Samedi matin, même scène, mêmes acteurs. Kaddoura pousse la porte du magasin de Mohammad Chiyah. Il vient l’arrêter pour avoir tiré sur eux. Chiyah proteste. Kaddoura sort appeler du renfort. Plusieurs membres du clan se regroupent dans le magasin. L’interpellation est tout sauf discrète. Tous les magasiniers observent la scène avec méfiance. La mèche est allumée, l’explosion n’est qu’une question de minutes. Lorsque Kaddoura revient, l’inévitable se produit. Personne ne sait qui a tiré en premier, mais c’est une véritable bataille rangée qui a débuté. Les témoins de la scène expliquent que Mohammad Chiyah est tué dans son magasin et que, quelques minutes avant, son fils a distribué des armes entreposées dans le coffre de sa Mercedes noire. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il s’agissait d’un guet-apens orchestré par les Chiyah. Imad Ballouk et Ali Berzaoui, arrivés en renfort pour le compte du Hezbollah, sont abattus dans la rue. Il est dix heures et demie et Baalbeck plonge dans le chaos.
Guérilla urbaine
Rapidement, les affrontements s’élargissent. La rue des vendeurs de jus est devenue une ligne de front. La place attenante est bouclée par les hommes armés. Les témoins oculaires observent des groupes de jeunes gens armés qui sautent de rue en rue, des snipers cagoulés qui investissent les toits. La configuration des rues des quartiers populaires aux alentours transforme la zone en vase clos dans lequel toutes les cibles mouvantes sont à portée de tir. Le jeune Ali Masri, sur son scooter, se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. Mohammad Saleh, aspirant au sein de l’Armée libanaise, qui était chez lui, est touché par une balle perdue de sniper. Il succombera quelques heures plus tard à ses blessures. Au cœur de la ville, les détonations d’armes légères et même de lance-roquettes se font entendre. Le combat se propage comme la rumeur. Les combattants se déportent vers les quartiers voisins de Bassatin, de Solh et de l’école municipale. Dans le quartier du souk, plusieurs magasins sont incendiés, dont ceux des Chiyah.
Il s’agit de l’incident le plus meurtrier qu’ait connu la ville depuis des années. Les combats durent plusieurs heures. On compte une vingtaine de blessés sérieux, principalement dans les ruelles du marché. Trois cents hommes armés auraient pris part à ces affrontements. Lorsque l’Armée libanaise arrive sur les lieux, plus d’une centaine d’entre eux s’évaporent. La fin des hostilités est immédiate, comme si les dignitaires politiques et religieux de Baalbeck avaient préparé l’entrée des soldats. Du côté du Hezbollah et de ses représentants, on a joué la carte de la coopération. Tous les barrages volants, installés par le parti, sont repris en main par l’armée. Une délégation du Hezbollah, regroupant notamment le ministre démissionnaire de l’Agriculture, Hussein Hajj Hassan, et les deux députés de Baalbeck, Ali Mokdad et Hussein Moussaoui, s’est rendue à Yarzé pour examiner la situation avec le commandant en chef de l’armée, le général Jean Kahwagi.
Du côté des dignitaires de la communauté sunnite de la ville, le mufti Bakr Rifaï, issu de l’une de ses grandes familles, a joué un rôle prépondérant pour calmer les tensions auprès des fidèles. Faisant preuve de pédagogie pour apaiser la colère de ceux qui dénoncent le comportement provocateur du Hezbollah. Le débat politique est lancé.
La Jamaa islamiya a sévèrement critiqué le Hezbollah, l’accusant de susciter les tensions dans la région. «La politique de la sécurité privée appliquée par le Hezb a prouvé son échec», a souligné l’organisation, appelant l’Etat et les forces de sécurité à démanteler les barrages érigés par le Hezbollah dans la région et à mettre fin aux «pratiques miliciennes» du parti.
En réponse, le secrétaire général adjoint du Hezbollah, le cheikh Naïm Kassem, a qualifié d’«incident personnel par excellence» les accrochages de Baalbeck, rappelant «la coexistence sunnite, chiite et chrétienne dans le pays». «Même si le Hezbollah a été victime d’injustice dans ce cas précis, ayant été agressé à l’un de ses barrages, nous avons immédiatement jugulé la discorde», a-t-il souligné, se désolant de l’attitude de ceux qui «tentent d’attiser la discorde à partir de rien». «Le Hezbollah continuera de faire de son mieux pour empêcher la discorde, en vertu de ses trois règles: la libération du territoire, l’unité du pays et l’édification de l’Etat».
Un discours qui ne calmera sans doute pas les contempteurs du Hezbollah, même si la parenthèse de l’autosécurité semble se refermer.
Julien Abi Ramia
L’Etat en alerte
Alors que les combats faisaient rage à Baalbeck, le président de la République, Michel Sleiman, présidait une réunion sécuritaire, au palais de Baabda, au cours de laquelle il discutait des accrochages. Le Premier ministre sortant, Najib Mikati, le ministre sortant de l’Intérieur, Marwan Charbel, le commandant de l’armée, Jean Kahwagi, le directeur général de la Sûreté générale, le général Abbas Ibrahim, le directeur général de la Sûreté de l’Etat, le général Georges Karaa, ainsi que le chef des services de
renseignements de l’Armée libanaise, le général Edmond Fadel, étaient présents à la réunion. Najib Mikati a affirmé que toutes les mesures nécessaires ont été prises pour rétablir la
stabilité à Baalbeck et poursuivre en justice les personnes impliquées dans les heurts,
exhortant les habitants de la ville à faire preuve de sagesse et de responsabilité.