Un chapitre noir s’est inscrit dans l’Histoire du Liban qui fournit, après les Vietnamiens, les Irakiens et les Somaliens, une nouvelle génération de «boat people». Près d’une cinquantaine auraient péri ou
disparu dans la mer d’Indonésie.
Après le naufrage d’une embarcation de fortune à destination de l’Australie transportant 120 clandestins dont 55 à 68 personnes originaires du Liban, ce fut la tragédie du week-end dernier.
«Dix-huit (clandestins) ont été secourus et vingt et un corps repêchés», a commenté Haytham Jomaa, directeur général du département des émigrés au ministère des Affaires étrangères. Vendredi dernier, la police indonésienne avait annoncé que vingt personnes au moins, en majorité des enfants, étaient mortes noyées et soixante-quinze portées disparues. Mais les chiffres ont été revus à la hausse cette semaine; le bateau de fortune transportant sans doute près de 120 personnes à partir de l’Indonésie. Près de vingt-neuf Libanais, tous originaires du Akkar, dont 18 habitants du village Qabiit, et de Tripoli, sont portés disparus. Néanmoins, Dedy Kusuma Bakti, chef de la police de Cianjur à Java, a assuré à Reuters que près de vingt-huit survivants avaient été secourus.
De leur côté, les médias indonésiens ont prévenu que le bateau à moteur avait coulé au large de la côte sud de Java près de la ville de Tegalbuleud, à environ 190 km au sud de la capitale Jakarta.
Selon un membre de la famille de l’une des victimes, Mohammad Osman:«De nombreux habitants du Akkar sont partis à destination de l’Australie dans des embarcations illégales depuis que ce pays a durci sa politique d’immigration». De nouvelles mesures ont été prises dans ce domaine par le nouveau Premier ministre conservateur, Tony Abbott. La plupart des clandestins embarquaient en Indonésie à destination de l’île australienne, Christmas. Situé dans l’océan Indien, non loin de l’Indonésie, le territoire australien de l’île de Christmas est devenu, ces dernières années, un point de passage privilégié pour les trafiquants.
La famille Raï avait, elle aussi, choisi de faire ce malheureux voyage. Originaire du quartier de Bab el-Tebbané à Tripoli, elle a perdu trois de ses cinq membres, le père et deux enfants, noyés en pleine mer. Hussein Khodr avait, lui, embarqué avec sa femme enceinte et ses huit enfants. Il est le seul survivant de cette aventure. L’imam de la mosquée de Qabiit, Ali Khodr, a indiqué que les dépouilles qui avaient été repêchées «étaient en très mauvais état et difficiles à identifier».
Le Dr Michael Khairallah, membre du Conseil de la communauté libanaise à Victoria, a déclaré, dans une entrevue à la radio australienne, que l’ambassade d’Australie à Beyrouth semblait au courant du trafic humain qui se faisait à partir des zones frontalières libanaises.
Commerce lucratif
Ce commerce semble particulièrement lucratif pour les individus qui le gèrent aussi bien en amont qu’en aval. Ainsi, Hussein Khodr, dont la famille entière a été décimée dans ce naufrage, avait payé 40 000 dollars aux passeurs. «Durant les mois de mars et d’avril, cinquante nationaux, dont mon fils de 16 ans, ont émigré (clandestinement) en Australie via l’Indonésie», a confié le chef de la municipalité Ahmad Darwiche. «J’ai déboursé 8 000 dollars pour son voyage. J’ai hésité bien sûr, mais comme il n’y a pas de travail ici, la plupart des jeunes émigrent et cette situation a empiré avec l’afflux de réfugiés syriens». Ali Hamzé, ancien maire de Qabiit, a précisé à la radio australienne que ce trafic coûtait en moyenne, tous frais compris, 15 000 dollars par personne.
Le cheikh Khodr, qui a contacté Ahmad Hamzé − le délégué de Qabiit responsable du suivi de l’affaire se trouvant en ce moment en Indonésie −, a avancé que, selon lui, la police indonésienne protègerait le réseau mafieux et que les Libanais arrêtés pourraient être liquidés afin qu’ils ne démasquent pas les passeurs. Il a également souligné que «dix-sept rescapés sont actuellement en prison».
Ali Hamzé a ajouté que certains rescapés avaient perdu leurs passeports et étaient actuellement poursuivis par la police indonésienne et par les mafias censées les aider à gagner l’Australie.
Le naufrage de l’embarcation de fortune, empruntée par les Libanais, met en exergue un trafic jusqu’alors inconnu de la majorité des habitants du pays.
Un responsable sécuritaire a affirmé que, depuis mars 2013, près de 250 personnes de nationalités libanaise et syrienne ont émigré de manière illégale, notamment vers l’Australie, en versant des sommes énormes aux trafiquants. Par ailleurs, environ 400 bateaux transportant des clandestins sont arrivés dans ce pays au cours des douze derniers mois et quelque 45 000 demandeurs d’asile sont arrivés depuis fin 2007. «Le phénomène d’immigration illégale a augmenté avec l’afflux de réfugiés syriens», explique-t-il, sous le couvert d’anonymat. Les réseaux mafieux qui s’adressaient principalement aux Syriens ont commencé à attirer les demandeurs d’asile libanais depuis la dégradation de la situation.
Des proches de Libanais ayant émigré de cette façon ont déclaré qu’un Libanais de Tripoli organisait les voyages Liban-Indonésie-Australie et était en contact avec un Irakien en Indonésie, connu sous le nom d’Abou Saleh. Né à Bassora en Irak, ce dernier aurait aidé 500 Libanais et Irakiens à rejoindre l’Australie, depuis le début de la guerre en Syrie. Bien que condamné à la prison à vie à Jakarta pour le meurtre d’un ressortissant saoudien, il gèrerait son réseau depuis sa cellule, ayant accès à une connexion Internet et à un téléphone mobile. Abou Saleh aurait un représentant de nationalité syrienne au Liban, chargé de promouvoir ce trafic dans le nord du pays.
Selon une source sécuritaire locale: «Certains immigrés libanais se sont procurés de faux passeports syriens par le biais des mafias locales, ceci notamment dans les camps palestiniens». Après l’obtention du visa indonésien à partir du Liban, les émigrés passent clandestinement de Jakarta à Java, d’où ils embarquent vers les îles australiennes. On pense que le voyage de septembre était le 5e du genre organisé à partir de l’Indonésie où un grand nombre de Libanais seraient encore dans l’attente d’un départ vers l’île Christmas, alors que plus de 70, ayant épuisé leurs ressources financières, seraient bloqués en Malaisie.
Les clandestins libanais seraient victimes parfois d’individus proches et d’officiels, de nombreux présidents et anciens présidents de municipalités semblant être impliqués directement ou indirectement dans ces réseaux.
Selon des sources bien informées, les services de sécurité poursuivraient actuellement une dizaine de suspects dans les régions de Tripoli, de Beddaoui et du Akkar. Ces derniers seraient liés à plusieurs réseaux en Indonésie, mais travailleraient principalement pour le compte d’Abou Saleh.
Le phénomène des boat people libanais est non seulement un indice grave de la détérioration de la situation au Liban, mais aussi une faillite politique des dirigeants libanais.
Mona Alami
Abbott en Indonésie
Le Premier ministre d’Australie, Tony Abbott, s’est rendu lundi dernier en Indonésie pour discuter avec les responsables du dossier de l’immigration illégale vers son pays. Le ministre australien de l’Immigration, Chris Morrisson, aurait, quant à lui, révélé que «les autorités australiennes ont été informées directement du naufrage et ont participé aux opérations de sauvetage». Des responsables australiens auraient essayé de déterminer le lieu précis du naufrage. De son côté, l’ambassadeur du Liban à Canberra, Jean Daniel, a exhorté la diaspora libanaise en Australie d’expliquer à ses proches au Liban les dangers des voyages clandestins à destination de ce pays. En juillet, Canberra avait annoncé de nouvelles mesures restrictives pour tenter d’endiguer le flot croissant de réfugiés clandestins se dirigeant vers l’Australie à partir de l’Indonésie.
Des survivants faits prisonniers
L’imam de la mosquée de Qabiit a indiqué que «la localité est actuellement en ébullition» et que «les habitants appellent le gouvernement libanais à faire pression sur l’Indonésie afin qu’elle libère les prisonniers pour qu’ils puissent rentrer au pays». Des Libanais et des ressortissants d’autres nationalités ayant survécu au naufrage seraient actuellement en prison. On cite notamment Hussein Ahmad Khodr, Assaad Ali Assaad, Ibrahim Omar, Khaled Hussein, Omar Mohammad Soueid, Ahmad Abdo, Louaï Baghdadi, Moustafa Bou Merhi, Mahmoud Bahri, Wissam Hassan, Ahmad Khoja, Ahmad Haddad, Afrah Hassan, Mohammad Ahmad, Ahmad Toufik, Khalil Raï et Nadim Bakkour.
L’ambassadeur du Liban en Malaisie, Ali Daher, s’est rendu en Indonésie pour essayer, en coopération avec la chargée d’affaires libanaise dans ce pays, de clore le dossier en rapatriant les corps des personnes ayant péri dans le naufrage et en libérant les
détenus par les autorités indonésiennes. Daher a indiqué qu’il avait reçu la permission des
ces dernières de se réunir avec les
survivants faits prisonniers. Le Premier
ministre démissionnaire, Najib Mikati, a chargé le ministère des Affaires étrangères du suivi du dossier. Il est aussi entré en contact avec la chargée d’affaires de l’ambassade du Liban en Indonésie, Joanna Azzi, pour assurer le rapatriement des 18 Libanais qui ont survécu au naufrage et des dépouilles des victimes, à bord d’un avion privé et aux frais de l’Etat. Le procureur général près la Cour de cassation, Charbel Abou Samra, a également lancé une enquête sur les réseaux impliqués au niveau local. Le Rassemblement populaire du Akkar à Sydney a envoyé un de ses
membres en Indonésie pour suivre l’affaire auprès des autorités indonésiennes et de la mission diplomatique libanaise.