L’exposition Generation War, qui a eu lieu dans le cadre de Beirut Art Fair (19-22 septembre), initiée par Katya Traboulsi et réunissant six photographes libanais, est rassemblée en un catalogue du même titre, publié aux Editions Tamyras. Pour éviter d’autres générations de guerre!
Nous sommes nombreux, nous les Libanais, à refuser de replonger dans le passé, à hésiter avant de se décider, peut-être, à ouvrir l’ouvrage, pour ne pas voir, continuer à ne pas voir. Certes, les hésitations sont compréhensibles, plus que compréhensibles. On s’attellera à la tâche progressivement, petit à petit, une image après l’autre, le livre feuilleté rapidement, avant un long temps de pause. On attaquera encore d’autres images, le temps de se familiariser, d’accepter d’effectuer ce voyage dans le temps, dans la mémoire. Plongée de plain-pied au cœur de ces photos, dont certaines ont fait le tour du monde, publiées dans diverses revues internationales, dans les années 80, quand la guerre faisait rage au Liban. Puis, le visuel cède la place aux mots. Encore plus dur de s’y plonger. L’émotion du lecteur se resserre quand elle rencontre celle du photographe qui, en quelques lignes, remonte dans son passé, dans les souvenirs qu’il a gardés de son expérience de photojournaliste, dans son propre pays. Et c’est tellement plus difficile que de couvrir une guerre étrangère. Les photographes, Georges Azar, Patrick Baz, Jack Dabaghian, Aline Manoukian, Samer Mohdad et Roger Moukarzel s’accordent à le dire, chacun à sa manière. Leurs mots résonnent, lourds d’un passé collectif et individuel à la fois, parce que, eux, l’ont vécu différemment.
Katya Traboulsi, l’instigatrice de ce projet, le dit si bien: «En ce temps-là, nous avions 20 ans… et nous croyions au ciel! Face à face, maladroitement mais impliqués jusqu’aux os, les uns avec les autres, les uns contre les autres, les acteurs, les spectateurs, les victimes, les réfugiés, les explosés, les civils, les impuissants, les bourreaux, les victimes, les émigrés ou les déplacés. Et puis, il y avait eux. Ceux qui ont capturé le moment. Comme un cri de vérité. Comme un témoin sans parti. Comme un magicien de l’ombre. Comme un œil qui pleure sans verser une larme… Que sont-ils devenus ces photographes d’hier?… Pour que la mémoire ne meure jamais, un témoignage de vie et de courage».
A la demande de Katya Traboulsi, six photographes libanais ont accepté de partager avec le public leurs témoignages de guerre. Georges Azar, Patrick Baz, Jack Dabaghian, Aline Manoukian, Samer Mohdad et Roger Moukarzel. Ils se sont tous lancés dans le photojournalisme, à un jeune âge, portés d’une certaine manière par cette sorte d’adrénaline que confèrent l’état de guerre, l’intensité du moment vécu, le danger qui guette à tout moment, «jusqu’à la photo de trop», dit Jack Dabaghian. Pour Samer Mohdad, «la rencontre avec la guerre fut la rencontre avec l’insoutenable, l’indicible, l’irracontable».
Avec les photographes, au fil des légendes qui accompagnent certaines photos, on se demande ce que sont devenues les personnes photographiées, si elles ont survécu, si elles sont mortes. Avec eux, avec leurs photos, prises au péril de leur vie, on en vient à la conclusion d’Aline Manoukian: «Il m’est rapidement devenu évident que la guerre est la preuve de l’échec de l’humanité». Pourtant, les images rassemblées dans cet ouvrage ne représentent pas la violence crue de la guerre. Non, elles montrent souvent l’homme pris dans son étau, presque malgré lui, et qui continue à vivre. Elles montrent aussi l’absurde de la guerre. Et cette absurdité retentit toujours comme un choc où s’emmêlent la vie et l’inconcevable, l’humain et l’inhumain, comme notamment cette série de clichés signés Patrick Baz, dont les mots résonnent toujours: «Et je n’ai pu m’empêcher de verser des larmes, jusqu’à l’incompréhension, jusqu’au dégoût».
Confrontés quotidiennement à la violence, tout en essayant de garder la neutralité qu’impose le métier, il est tellement difficile d’imaginer, de concevoir ce que ces photographes ont vécu. Eux-mêmes semblent réticents à s’en souvenir, à l’exprimer, à ranimer le passé, incapables de supporter encore davantage, certains ayant décidé de se tourner vers d’autres horizons; photographie commerciale, publicitaire, créative… Pourtant, la dualité était et est toujours là, comme le dit merveilleusement Roger Moukarzel: «Les gens croient que nous avons cessé de vivre à cause de la violence… Mais on n’a jamais cessé de vivre, travailler, aimer… On s’adaptait. On devenait plus forts. Je crois en la force de la vie». Justement, au détour des quelques lignes écrites tour à tour par les six photographes, on retrouve à plusieurs reprises cette dualité que les Libanais peuvent saisir au vol, parce que vécue, toujours vécue, impossible à vivre, et tellement troublante à ressentir; le «vivre pleinement chaque instant» et le «vivre normalement», la normalité ayant perdu tout son sens après la guerre. Pour se forger une autre normalité, une autre vie, renaître.
Generation War, ou ces photographes qui ont vécu à notre place l’invivable. Qui en ont été les témoins, pour nous. Ils resteront marqués à tout jamais. «La guerre m’a changé, et pas pour le mieux, dit Georges Azar. Je crois que j’ai laissé une partie de moi-même ici… Cela en valait-il le coup? Pour être honnête, trente ans plus tard, je ne sais toujours pas». La réponse, c’est peut-être à nous de la donner; puiser dans leur mémoire, dans leur «témoignage de vie et de courage», «pour que la mémoire ne meure jamais», comme le dit Katya Traboulsi, pour que le passé ne se répète pas, pour que la vie renaisse de ces images, différente!
Nayla Rached