Cela fait longtemps qu’on attendait sa sortie dans nos salles de cinéma. Le documentaire de la réalisatrice Eliane Raheb, Sleepless nights, produit par Nizar Hassan. Un travail de mémoire pour sonder toutes ces nuits sans sommeil, pour secouer notre léthargie…
Sleepless nights, Layali bala nom. Un film qui porte bien, tellement bien, son titre. Pour toutes ces nuits sans sommeil qui hantent chacun d’entre nous, chaque Libanais, qu’il ait vécu la guerre au plus près de sa chair ou qu’il ne cesse de subir ses répercussions au quotidien. Nuits sans sommeil, celles d’Assaad Chaftari, de Mariam Saiidi, les personnages principaux du film. Mais aussi celles de la réalisatrice Eliane Raheb. Et celles qui nous tiendront éveillés par les questions et les questionnements après la projection du film, autour de la guerre, du pardon, de l’amnistie, de la victime, du bourreau, de la normalité, du passé, du présent et de l’avenir. Layali bala nom est un documentaire atypique, qui flirte avec la fiction; de par l’intrigue qui se met en place de manière naturelle, spontanée, de fil en aiguille, de pistes en pistes, derrière la caméra comme devant la caméra et perceptible au spectateur; de par l’implication de la réalisatrice comme un personnage en soi; de par l’implication du spectateur appelé à interagir avec son histoire. Ou plus justement avec une infime partie de son histoire. Eliane Raheb insiste sur ce point. Elle le dit et le répète. «Je ne prétends pas détenir la vérité. Je ne raconte pas l’histoire de la guerre, mais une histoire parmi tant d’autres». C’est qu’elle est arrivée à cette flagrante conclusion, aussi vraie qu’elle est perturbante: «Dans chaque maison, il y a une partie de la vérité, parce que dans chaque maison vit un ancien combattant». Une partie de la vérité qu’il faut reconstituer comme un puzzle. Et c’est ce que fait le film, de bout en bout. Déstructurer pour restructurer, au fil des multiples histoires dont la réalisatrice remonte la piste et qui s’agencent devant nos yeux.
Point de départ, le témoignage de vie d’Assaad Chaftari. Ancien numéro 2 des services de renseignements des Forces libanaises, il a été l’un des premiers acteurs de la guerre civile à demander un pardon public, à toujours s’adresser aux anciens combattants, aux jeunes, pour les convaincre d’oublier leurs idées fixes, à essayer d’aider les victimes. Dont Mariam Saiidi, le 2e personnage principal du film, mère de disparu, qui n’a plus que ce seul combat dans la vie, depuis que son fils, Maher, jeune combattant communiste, a disparu en 1982, durant ce qu’on appelle l’invasion de la faculté des sciences de l’Université libanaise.
Parler pour comprendre
C’est en partant de questionnements intérieurs et nombreux qu’Eliane Raheb s’est lancée dans ce projet, sans savoir où il allait la mener. Où il allait nous mener. «Qu’est-ce qui pousse une personne à prendre les armes? Comment est-ce qu’un étudiant se transforme du jour au lendemain en combattant, en criminel qui perd son humanité? Et comment du jour au lendemain, dès la fin de la guerre, il redevient un civil, sans qu’il n’y ait jamais eu un vrai travail psychologique ou social à ce niveau?». Et ces anciens combattants, on les croise souvent, sûrement, au détour d’une rue, n’importe où, n’importe quand. Le film donne une image, un son, une consistance à cette idée qui ne cesse de nous tarauder. Ils sont là, ils sont nous. Comprendre ce qui les a poussés à prendre les armes? Au moment même peut-être, une vague impression, tout au long du film. Mais le sujet peut nous dépasser en tant que simples spectateurs. Alors qu’en tant que spectateurs impliqués, comme l’a voulu la réalisatrice, on ne peut que tressaillir face aux conséquences de cette prise d’armes et tout ce qui en a découlé. Les traits tirés et étirés d’Assaad Chaftari, son regard éteint et tellement chargé, sa démarche pesante comme Atlas portant tout le poids du monde, bouleversent jusqu’à l’indicible. Et le cri de cœur, de vie, de révolte, de Mariam ne cesse de résonner au plus profond de la chair. Bourreau. Bourreau et victime. Confrontation du bourreau et de la victime. Peut-on se racheter? Comment continuer à vivre? Comment empêcher que le scénario fratricide ne se répète? Assaad Chaftari et les autres, les anciens combattants que le film sonde, certains se montrent, d’autres préfèrent cacher leurs visages. Et leurs familles? Leurs enfants? La société? Et nous? Quel est notre rôle? Quelle est notre responsabilité? Que de questions qui naissent en un moment, conjointement. Sans réponses. «Je suis entrée dans cette aventure avec beaucoup de questionnements et j’en suis sortie avec encore plus de questions», affirme Raheb. Et Sleepless nights nous pousse à vouloir savoir, comprendre.
Trois ans de tournage, de montage signé Nizar Hassan qui est également le producteur et le scénariste. Cela fait plus d’un an que le film tourne dans les festivals internationaux, aux Etats-Unis, à Dubaï, à Montréal, au Brésil, en Egypte…, lauréat notamment du prix du meilleur documentaire au Festival Birds Eye View, à Londres… Mais Eliane Raheb sent qu’elle ne lui a pas encore suffisamment donné naissance, car il n’a pas encore été suffisamment projeté au Liban. Et elle voudrait tant en parler avec les spectateurs, comprendre ce qu’ils ont senti, discuter pour savoir, pour tenter de comprendre, pour que nous, les Libanais, puissions dépasser tous ces événements incompréhensibles, que nous puissions revoir notre conscience, notre responsabilité. Le film risque sûrement de susciter des réactions, peut-être contradictoires. C’est que la plaie est toujours béante, le tabou persiste sous des couches d’insouciance, sous le visage grimé du clown. Peut-on réellement écrire l’histoire de la guerre? «Cela semble difficile, conclut Eliane Raheb, non seulement parce qu’il est question de différence de points de vue, mais parce que les points de vue autour des événements ont aujourd’hui changé en fonction du présent. Chacun a vécu la guerre à sa manière, chacun a son histoire». Sleepless Nights résonne comme un appel à raviver la mémoire pour en faire jaillir les multitudes d’histoires, en débattre, en parler, en discuter. Parce que c’est peut-être la seule chose qui nous sauvera.
Nayla Rached
Sleepless nights est déjà sorti aux cinémas Métropolis, Vox et Prime on Bliss.