Une personne sur quatre au Liban sera victime de troubles mentaux durant sa vie! Et pourtant, on n’en parle pas! C’est dans le cadre d’une large campagne de sensibilisation qu’Embrace a été lancé, sous le slogan «Fekko el 3e2de» à travers un lever de fonds, incluant notamment une exposition mise en place par Ara Azad.
D’une voix calme, posée, sereine, Ara Azad murmure presque ses pensées, le regard souvent suspendu, intercalant son discours de quelques secondes de silence, le temps de… Son interlocuteur essaie d’aller au-delà du mot, se pose des questions. Et les questions ne feront que ressurgir, encore plus amplifiées, pressantes, obsessionnelles. C’est que l’art ne propose pas de réponse, telle n’est pas sa fonction. L’art sonde et pousse à sonder. Et c’est ce que fait l’exposition mise en place par Ara, dont le fil rouge se condense en trois points essentiels: refléter la condition d’une société malade, en démêler les causes et indiquer les catalyseurs.
C’est au lendemain du dîner de gala du 23 octobre qu’a eu lieu le vernissage de l’exposition qui se poursuit jusqu’au 7 novembre, au Yacht Club à Zaitunay Bay. S’aventurer dans cet espace de béton brut, sonder chaque coin, recoin, chaque toile, photo, photomontage, installation, chaque œuvre. Les ressemblances et les dissemblances se dessinent, se resserrent, s’estompent.
«Etre ou ne pas être…»
Rita Adaimy, Hovig Afarian, Krikor Avessian, Ara Azad, Melkan Bassil, Fulvio Codsi, Gilbert Hage, Rim el-Jundi, Maria Kassab, Ani Khatcherian, Semaan Khawam, Nathalie Labaki, Rafik Majzoub, Ziad Nahas, Rita Saadé, Nadia Safieddine, Kabalan Samaha, George Zouein et Feras Amine. Chacun de ces dix-neuf artistes crée son propre univers. Mais ce qui les rassemble tous, leur point commun et qui fait d’ailleurs qu’Ara Azad les a réunis pour cette exposition, comme il l’explique, c’est leur refus de se conformer à cette société malade.
Si certaines œuvres se fondent dans le trop concret, le trop pragmatique, dans les limites du «message» visant à susciter une émotion identique chez chaque visiteur, si d’autres érigent la peinture en traits tellement propres, parachevés, parfaits, qu’elle devient froide, plus apte à trouver sa place parmi les cases d’une bande dessinée, si d’autres œuvres encore n’apportent rien de nouveau au niveau de la perception, ou qu’elles se plaisent dans le flou artistique, l’ensemble de l’exposition ne peut que marquer le visiteur. Durablement. Effroyablement.
Parce qu’avant de nous inciter à nous interroger, ils se sont posé mille et une questions. Sur leur propre santé mentale avant tout. Sur leur capacité à endurer, leur courage à transgresser. Et si éventuel exutoire il y a, peut-être, est-ce à travers l’expression artistique, à travers la transgression des interdits, et au Liban, du non-dit, du tabou, du caché, du laisser-aller, du laisser-faire, de l’oppression…
La condition humaine dans tous ses états. Dans ses contradictions. La condition beyrouthine. Quand la perception se fait image, quand l’idée se fait image, mille et une perceptions pour mille et un visages, pour mille et un corps, enchevêtrés, dérangés, confus, déconstruits, reconstruits, désarticulés, démultipliés. La reconstruction de soi à travers des bribes d’absurdité et de lucidité tout à la fois. Cette plongée intérieure, entre soi et soi-même, entre soi et son destin, entre soi et l’autre, l’autre et son reflet, la société, la guerre, ses séquelles, ses cicatrices, jamais pansées, jamais soignées, que par soi et ses pustules purulentes. Tout ressurgit en un instant effroyable quand le regard se pose sur telle ou telle œuvre, certaines plus marquantes que d’autres.
Plus loin, le visiteur se retrouve à respirer à fond avant d’oser s’aventurer dans un étroit couloir, une impasse qui semble pourtant l’appeler, l’attirer. Irrésistible, angoissante. On se retrouve à refuser de voir, à vouloir tellement fermer les yeux, se boucher les oreilles, ne plus entendre, ne plus sentir. Un étouffement frôlant la folie. Et un cri au déchirement insoutenable: «Sortez-moi de moi!». D’un coup, le visiteur se rend compte que cet insupportable capharnaüm chaotique, étroit et oppressant, n’est que le reflet de son quotidien, de sa condition.
Parcourir encore et encore le large espace du Yacht Club, sortir quelques minutes à l’air frais, pour calmer les sensations emmêlées qui surgissent d’un coup, loin de cette oppression qui s’installe, entre «inquiétante étrangeté» et angoisse. Sortir pour pouvoir revenir. Pour mieux revenir. Pour s’immerger dans la tension, cette tension qui tend l’exposition de bout en bout, malgré tout, au-delà de la disparité des œuvres exposées. Sortir pour mieux revenir vers soi, plongé au cœur de cette société malade, pour s’exclamer avec le philosophe roumain E. M. Cioran, que «nous sommes tous malades, qu’il nous faudrait à chacun un Sahara pour y hurler à volonté, ou les bords d’une mer élégiaque et fougueuse pour mêler à ses lamentations déchaînées nos lamentations plus déchaînées encore. Nos paroxysmes exigent le cadre d’un sublime caricatural, d’un infini apoplectique, la vision d’une pendaison où le firmament servirait de gibet à nos carcasses et aux éléments».
Nayla Rached
L’exposition se poursuit jusqu’au 7 novembre, au Yacht Club, à Zaitunay Bay, de 13h à 21h.
Embrace
Embrace est un réseau d’appui et de
sensibilisation autour de la question des maladies mentales au Liban et au Moyen-Orient, affilié à l’Université américaine de Beyrouth, centre médical (AUBMC), et fondé notamment par Ziad Nahas, le chef du service de psychiatrie. Sensibiliser pour susciter une compréhension des maladies mentales, pour briser le silence, pour demander une aide professionnelle.
www.embracefund.org