Comme tout autre agissement à connotation sectaire, les agressions commises contre des habitants de Tripoli, pour la simple raison qu’ils appartiennent à la communauté alaouite, sont tout simplement écœurantes. Plus dégoûtantes encore sont la mollesse des réactions des responsables officiels et les justifications apportées à ces actes répréhensibles par des cheikhs autoproclamés, des caïds de quartiers et, consternation, par des élus du peuple, qui ont perdu tous leurs repères.
Les images de jeunes gens baignant dans leur sang, battus par des individus survoltés, humiliés par une foule en délire, nous rappellent à quel point l’homme est un loup pour l’homme, comme l’ont remarqué Thomas Hobbes, au XVIIe
siècle et, bien avant lui, Plaute, en 212 avant Jésus-Christ.
Kurt Gödel et Albert Einstein doivent se frotter les mains! Les fous furieux de Tripoli ont prouvé que le voyage dans le temps n’est pas une lubie d’illuminés ou un rêve de scientifiques. Ils ont réussi un prodigieux bond en arrière, nous ramenant non pas à l’Antiquité, où des humanistes dénonçaient déjà les pulsions animales de l’homme, mais carrément à l’âge de pierre. Mais que peut-on dire, lorsque certains «droit-de-l’hommistes» ferment les yeux sur des actes de boucherie et des pratiques de cannibalisme, en se réfugiant derrière des slogans de liberté?
Toutes les limites ont été dépassées. Ce n’est plus une main invisible qui essaie obstinément de réveiller chez les Libanais les réflexes les plus primitifs, mais des visages qui ne prennent même plus la peine de se dissimuler derrière des masques. Des hommes dits responsables, qui ont troqué leur respectabilité pour une mentalité milicienne; des fils de l’Etat, devenus des voyous de rue.
Ils justifient leur ignominie par l’incapacité de l’Etat à accomplir son devoir. A supposer que cela soit vrai, ont-ils pour autant le droit de s’autoproclamer justiciers? Si leur geste était réellement un cri de colère et de douleur contre l’absence de l’Etat, pourquoi s’acharnent-ils contre l’Armée libanaise, dernière institution encore debout dans cette République branlante? Pourquoi des soldats sont-ils agressés, loin des quartiers chauds et des lignes de démarcation, alors qu’ils vont rejoindre leurs positions, si ce n’est pour intimider le dernier bras de la loi qui n’a pas encore été amputé?
Le Liban est victime d’une tentative d’entraînement dans un conflit sectaire, et ceux qui y sont impliqués ne cachent plus leurs obscurs desseins. Une partie des Libanais ont, soit effacé de leur mémoire la triste expérience, pourtant encore fraîche de la guerre civile, soit n’en ont jamais tiré les enseignements qui se doivent. Aucune cause ne justifie les dérives communautaires et la propagation d’un discours d’exclusion sectaire et discriminatoire.
Une fois de plus, les hommes politiques, ceux-là mêmes qui ont été incapables d’empêcher la descente en enfer du Liban, en 1975, font preuve d’une honteuse lâcheté. Au lieu de faire face résolument, chacun au sein de sa propre communauté, au développement d’un discours extrémiste, ils se planquent pour laisser passer la tempête ou, pire encore, font de la surenchère. Leurs agissements irresponsables encouragent les fanatismes en tous genres, sapent l’autorité de l’Etat, affaiblissent l’Armée libanaise et permettent aux têtes brûlées d’occuper le devant de la scène et de prendre la société en otage. Les sages, eux, préfèrent s’éclipser devant cette vague de folie qui déferle sur les esprits et sur la ville.
Les responsables officiels non plus ne sont pas à la hauteur de l’événement. Ils polémiquent sur des questions futiles, se chamaillent sur des prérogatives inexistantes ou sans intérêt, se querellent sur la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Si un jour ils trouvent le courage nécessaire pour agir, il sera déjà trop tard.
Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.
Paul Khalifeh