En ce jour de célébration, l’indépendance reste un mot creux et vide, un fait invérifiable, fictif et imaginaire, une vérité en devenir, un objectif inachevé, une ambition inassouvie, un rêve brisé. La dépendance, elle, est bien réelle. Elle est palpable, omniprésente, tenace, vérifiable et ineffaçable. Elle se manifeste tous les jours, à chaque instant, dans tous les domaines, des plus sérieux aux plus légers, des plus vitaux aux plus superficiels.
Quelle indépendance célébrons-nous en ce soixante-dixième anniversaire? Politique? Economique? Culturelle?
Sur le plan politique, l’Etat libanais n’a jamais été aussi dépendant des caprices, de l’humeur changeante et des repositionnements des chefs des communautés, déguisés en leaders politiques. Ces fils de vertus n’ont jamais été aussi dépendants de leurs sponsors, mentors, bailleurs de fonds et autres guides régionaux; autant de maîtres non libanais. De la formation du gouvernement à l’élection présidentielle, en passant par la nomination d’un Premier ministre et l’organisation des élections législatives, plus rien n’est décidé en interne. Certes, les influences régionales et autres ont toujours été fortes au Liban, mais elles n’avaient jamais complètement supprimé et remplacé la volonté nationale. Celle-ci continuait à se manifester, d’une manière ou d’une autre, et si elle ne parvenait pas à s’imposer face aux ingérences étrangères, elle cherchait et obtenait un compromis. Aujourd’hui, cette volonté nationale n’existe plus, ou si peu. La plupart des hommes politiques sont complètement inféodés à leurs maîtres étrangers, ils exécutent leurs instructions à la lettre, sans discuter. Ils ont perdu la moindre marge de manœuvre et abandonné, souvent de plein gré, leur liberté d’action. La formation du gouvernement attendra que tel roi ou prince lève le petit doigt, ou batte des paupières, entre deux bâillements. Le retrait de ceux qui combattent en Syrie attendra que tel enturbanné en décide ainsi. La volonté nationale est maintenant otage de l’Arabie saoudite et de l’Iran.
Il fut un temps où le Liban était un véritable pôle financier régional. C’était l’époque heureuse, celle des années folles, où des émirs arabes dissimulaient leurs pactoles sous leurs paillasses. Il faut hélas reconnaître que ces princes ont fini par comprendre à quoi servait une banque et ont découvert qu’ils pouvaient investir dans les bourses internationales. Le Liban ne survit plus, en grande partie, que grâce aux placements des représentants de ces dynasties outrancièrement riches, et aux transferts de capitaux effectués par les expatriés, qui travaillent essentiellement dans les pays du Golfe.
La découverte d’importantes réserves d’hydrocarbures au large des côtes libanaises pourrait certes changer cette donne. Mais les puissances régionales qui se sont créé une clientèle libanaise à coups de millions, portées par la cupidité des uns et la pauvreté des autres, feront tout pour empêcher le Liban d’exploiter ses ressources. Elles sont malheureusement aidées en cela par une partie de la classe politique libanaise, inquiète que l’Etat et la société puissent s’affranchir de l’argent qui vient d’ailleurs, car une véritable indépendance économique et financière réduirait considérablement les influences étrangères, surtout celles qui sont bâties sur le billet vert.
Sur le plan de la stabilité sécuritaire, le Liban est totalement dépendant de l’évolution de la guerre en Syrie. Cette équation s’est clairement exprimée ces derniers mois avec la multiplication des attentats aveugles, et a franchi un nouveau palier cette semaine avec l’entrée en jeu des kamikazes. Cette dépendance à l’égard du terrain syrien se manifeste aussi dans d’autres domaines, celui de la démographie notamment. Ceux qui versent des larmes pour les réfugiés syriens devraient aussi se lamenter sur le sort du Liban. La France a été incapable de supporter sur son sol la présence de la petite Leonarda, alors que l’on demande au Liban d’accueillir, de loger, de nourrir, de soigner et de scolariser une population de Syriens, dont le nombre atteindra dans les prochains mois la moitié des habitants.
… Et après tout cela, on nous demande de célébrer l’indépendance.
Paul Khalifeh