A la contagion et l’antagonisme ont succédé le terrorisme et la paralysie. Terre d’accueil d’une masse incontrôlée de réfugiés, dévorée par la guerre en Syrie, le Liban est devenu une annexe du champ de bataille voisin. Au Nord, dans la Békaa et dans le Sud, la multiplication des foyers de violence a consacré l’implantation d’une nébuleuse islamiste meurtrière, face à laquelle l’Etat et ses institutions, plongés dans le vide politique, ont assisté impuissants.
LES TERRES DE L’ISLAMISME
Tripoli, la petite Syrie
Au rythme des six rounds de violence qui ont émaillé l’année, le chef-lieu du Liban-Nord a sombré dans le chaos. S’y exerce depuis plusieurs mois un pouvoir parallèle bâti sur trois piliers. Sur le terrain, la police est exercée par des milices armées qui, dirigées par des caïds de quartier à l’expérience jihadiste reconnue, patrouillent dans les ruelles, armées jusqu’aux dents. Dans les esprits, la rhétorique islamiste, voire jihadiste, du syndicat des dignitaires religieux de la ville, mené par le cheikh Salem Rafeï, a exacerbé le ressentiment communautaire. Dans les bureaux, cette radicalisation est ostensiblement accompagnée et, sans doute, encouragée par les leaders politiques de la ville, du Courant du futur à Najib Mikati en passant par Achraf Rifi, qui y voient un moyen de conforter leur emprise.
Leur cible, la communauté alaouite bunkérisée dans le quartier de Jabal Moshen et contrôlée par le Parti arabe démocratique de Rifaat et Ali Eid, accusés d’être impliqués dans le double attentat contre les mosquées Salam et Taqwa. Eux aussi ont leur milice et leur soutien, affiché au régime syrien, les place nettement dans la ligne de mire. Lorsque le front Jabal Mohsen-Tebbané, terrain de jeu privilégié des combattants de rue et des snipers, se stabilise, les alaouites sont impunément ciblés et molestés. En l’absence de couverture politique, l’Armée libanaise, ballottée au gré de cessez-le-feu jamais définitifs et des plans de sécurité aussi grandiloquents qu’inefficaces, n’y a
plus de prise.
Ersal, la base arrière
Dirigé par l’inénarrable Ali Hojeiry, leader du puissant clan du même nom, on ne compte plus les drapeaux aux couleurs de la révolution syrienne et les pick-up aux vitres teintées dans ses rues. Située en plein cœur de la zone contrôlée par le Hezbollah dans la Békaa, à quelques kilomètres de la région stratégique du Qalamoun, l’enclave sunnite adossée à la frontière, constitue depuis le début du conflit syrien la base arrière privilégiée de la rébellion. Des centaines de combattants de l’Armée syrienne libre (ASL) et du Front al-Nosra ont élu domicile dans cette ville de 36 000 habitants, qui accueille aujourd’hui 50 000 réfugiés. Depuis le 1er février dernier, date de la mort de Khaled Hmayed, et les affrontements qui s’en sont suivis entre l’Armée libanaise et certains résidants, la «République de Ersal» a fait son choix. Tout au long de l’année, les accrochages se sont multipliés. Sur place, pour arrêter des suspects recherchés, l’armée a fait face à des embuscades souvent orchestrées par des combattants de la rébellion syrienne et de leurs complices libanais, qui ont fait de nombreuses victimes dans ses rangs. Mais Ersal ressemble de plus en plus à un vaste camp de réfugiés. La misère s’y tapit partout. La ville sert à la contrebande de toutes sortes de marchandises, et surtout des armes. Beaucoup d’enquêtes sur les actes terroristes qui ont émaillé le pays cette année mentionnent Ersal comme lieu de passage. Les combats du Qalamoun placent encore le village dans l’œil du cyclone.
Assir, l’étoile filante
L’ascension de la star de l’islamisme décomplexée, qui s’était forgé une stature de poids sur la scène politique, a brutalement pris fin le 24 juin, après l’attaque de l’armée contre son quartier général de Abra, près de Saïda. L’ex-imam de la mosquée Bilal Ben Rabah est aujourd’hui en fuite, comme son compère le chanteur repenti Fadel Chaker, avec qui il formait un tandem atypique. Il est loin le temps où les observateurs se gaussaient de ce salafiste qui enfourchait son vélo et se rendait à Faraya pour amuser la galerie. Le formidable tribun qui a drainé les foules en quête de repères s’est rapidement mué en prêcheur de haine contre le régime syrien et le Hezbollah chiite. Le gourou, maniant les réseaux sociaux avec talent, est devenu chef de milice et multiplie les provocations, les sit-in et les fatwas contre l’ennemi, avec ses jeunes sympathisants prêts à en découdre. Sa fuite aurait pu faire péricliter son organisation à Saïda et les camps palestiniens environnants, mais il n’en est rien. Son magistère lui a survécu et ses héritiers, chefs de bande ou jihadistes confirmés, ont perpétué le mythe. Dans une moindre mesure, la bienveillance des responsables locaux du Courant du futur, incapables de canaliser la colère et le sentiment d’humiliation. 2013 est une année noire pour Saïda. Cinq des kamikazes identifiés sur les scènes d’attentats survenus cette année viennent de la capitale du Sud.
LA PARALYSIE DE L’ÉTAT
L’homme fort et l’homme invisible
La démission de Ghazi Aridi est le dernier acte d’une comédie gouvernementale tragique. Au Grand sérail, le faiseur de rois s’appelle Walid Joumblatt. En l’absence de Saad Hariri, leader naturel du premier parti sunnite du pays, c’est le leader du PSP, fort de sa représentativité parlementaire, qui s’est emparé de ce rôle. Mais son talent de conciliateur n’a pas suffi à sauver le gouvernement de Najib Mikati. L’homme fort de Tripoli, qui s’est substitué de main de maître au chef du Courant du futur, a dû jeter l’éponge, le 23 mars dernier, victime de l’opposition du Hezbollah et du CPL sur une multitude de sujets. Mais son gouvernement n’a pas quitté le pouvoir. Il continue de gérer les affaires courantes, malgré la désignation de Tammam Salam, il y a plus de huit mois.
L’affable député de Beyrouth, qui jouit pourtant de l’accord de la quasi-unanimité du Parlement, est dans l’incapacité de former un gouvernement. La faute au bras de fer incessant qui oppose le Courant du futur au Hezbollah. S’appuyant sur le penchant du Premier ministre désigné pour lui, le 14 mars refuse toute participation du Hezbollah tant qu’il continuera à agir en Syrie, appelant même à la formation d’une équipe de technocrates, voire à celle d’un gouvernement de fait accompli, une possibilité qu’a évoquée le président de la République Michel Sleiman. La succession des formules proposées ne fait pas illusion. L’antagonisme calqué sur le conflit syrien fait du gouvernement l’otage de l’ouverture éventuelle d’une fenêtre régionale.
Prorogation, porte de sortie
Les multiples initiatives de Nabih Berry sont restées lettre morte. L’autre conciliateur de la République n’a rien pu faire pour réactiver l’institution-reine. Les rares fois où ils furent occupés, les strapontins de l’Assemblée n’auront servi qu’à entériner les échecs et cette année, l’échec le plus retentissant aura été la prorogation, votée le 31 mai, du mandat des députés, incapables de s’entendre sur une nouvelle loi électorale. Entre la loi orthodoxe, la proportionnelle et la loi de 1960, les partis opposés à l’une ou l’autre de ces propositions ont réussi à les torpiller. Ni les coalitions, neutralisées par le bloc Joumblatt, ni l’entente chrétienne organisée par le patriarche Béchara Raï, n’ont obtenu gain de cause. Malgré une relative mobilisation d’activistes citoyens armés de tomates, l’affaire s’est achevée en queue de poisson devant le Conseil constitutionnel.
Depuis, le président du Parlement a tenté à plusieurs reprises de renouer les fils du dialogue entre l’ensemble des partis, mais la rupture entre les camps, l’impératif de la continuité constitutionnelle et la solution simpliste de la prorogation ont totalement phagocyté le travail de la Chambre. Depuis quelques semaines, le leader du mouvement Amal s’est trouvé un nouveau plan, celui de réunir l’Iran et l’Arabie saoudite, comme il y a quatre ans, lorsqu’il avait lancé le concept du S-S, comprendre Syrie et Arabie saoudite.
Les chrétiens, mobilisés contre la spirale
L’année des leaders chrétiens se résume à trois thèmes: loi électorale, sauvegarde de la communauté en Syrie et élection présidentielle. Le patriarche Béchara Raï, à l’acuité politique affirmée, a réussi au début de l’année le tour de force de réunir Michel Aoun, Samir Geagea, Amine Gemayel et Sleiman Frangié autour d’une même table, à Bkerké. L’occasion de faire émerger une voix chrétienne, indépendante des alliances politiques et plus concentrée sur les sujets qui la concernent en particulier. Mais, visiblement, le fossé entre les deux camps, voire parfois au sein de la même coalition, semble encore trop important; même lorsqu’il s’est agi de défendre la cause des chrétiens de Syrie, victimes d’exactions autour du sanctuaire de Maaloula notamment. Le cardinal maronite a su rassembler autour de lui l’ensemble des Eglises d’Orient jusqu’au Vatican, où les prélats ont à l’évidence l’oreille du pape François. Sur la scène politique, le CPL tente de mobiliser l’opinion publique aussi bien sur ce sujet que sur celui des réfugiés, mais la situation à l’intérieur du pays passe au second plan ce problème particulier.
C’est dans ce contexte brumeux que les partis se sont lancés dans la course à la présidentielle qui promet d’être musclée, compte tenu de la position privilégiée qu’occupe le chef de l’Etat Michel Sleiman, l’une des vraies figures de l’actualité de l’année.
DE NOUVEAUX DÉFIS
Le Hezbollah dans la ligne de mire
Attaqué de toutes parts, le parti de Dieu a vécu une année extrêmement intense qui l’a fait vaciller comme rarement auparavant. Au Liban, et plus particulièrement sur les zones qu’il contrôle, jamais le Hezbollah n’avait semblé aussi vulnérable. Dans la Békaa, les localités de Hermel et de Qaa ont été les cibles hebdomadaires de roquettes mais cette année, c’est la banlieue sud de Beyrouth, au cœur de la forteresse du Hezbollah, qui a payé le prix fort de la participation du parti au conflit syrien. Après un long épisode au cours duquel la région a été la cible aussi de roquettes, sont survenus au cœur de l’été, les attentats à la voiture piégée, à Bir al-Abed, à Roueiss, à Jnah contre l’ambassade d’Iran et à Sbouba qui auront causé la mort d’une cinquantaine de personnes. En Syrie, le Hezbollah s’est attiré les foudres d’organisations takfiristes. Mais les accusations de terrorisme vont crescendo lorsque le secrétaire général du parti, Hassan Nasrallah, accuse l’Arabie saoudite de soutenir ces groupuscules. Tollé dans le Golfe qui a élevé le parti au rang d’ennemi à combattre après l’Occident qui a inscrit son aile militaire sur la liste des organisations terroristes. La troisième lame vient de la frontière israélienne où ont été découvertes de grosses installations d’espionnage et que le parti accuse d’être derrière l’assassinat de l’un de ses commandants Hassan Lakkis, abattu devant chez lui.
Le terrorisme, nouvelle génération
Le Liban est un territoire ouvert aux quatre vents, et les services de sécurité semblent dépassés par le nombre incalculable de débordements en tous genres. Après la psychose liée à la spirale des enlèvements, le pays est devenu le terrain de jeu de soldats kamikazes prêts à sacrifier leur vie pour la cause. Dernier acte en date, les attaques d’Awali et de Majdelyoun aux alentours de Saïda où les assaillants, armés de grenades à main et de ceintures explosives, n’ont pas hésité à foncer sur leurs cibles pour commettre leur attentat. L’autre mode opératoire en vogue, vu notamment à l’ambassade d’Iran, la voiture piégée. Non pas celle que l’on gare et que l’on active à distance, mais avec son conducteur qui se fait exploser dans son véhicule bourré d’explosifs.
Une limite de l’horreur est franchie, ce qui inquiète fortement les responsables sécuritaires, compte tenu de la volatilité de ces combattants. D’autant que la frontière poreuse avec la Syrie et le vide sécuritaire à l’intérieur du territoire libanais permettent l’acheminement de voitures piégées prêtes à l’emploi. Il est probable que d’autres kamikazes, venus d’organisations jihadistes en Syrie, de camps palestiniens au Liban ou même des nouveaux foyers de l’islamisme soient déjà disposés à intervenir.
Réfugiés syriens, le défi
Selon le Haut-commissariat aux réfugiés (HCR), un cinquième des résidants sur le sol libanais seraient des réfugiés syriens. Un afflux considérable devenu impossible à absorber qui alimente la méfiance. Eparpillés sur l’ensemble du territoire, ils posent un véritable défi aux autorités du pays, totalement débordées, qui peuvent compter sur les organisations humanitaires. Mais celles-ci manquent cruellement de moyens, laissant pour compte de nombreux nécessiteux. L’accès aux soins de santé se limite désormais aux cas les plus urgents: femmes enceintes, enfants. Seul un tiers des jeunes en âge d’être scolarisés a accès à une éducation, à travers l’école publique ou des cours du soir. Les Nations unies ont également réévalué les besoins: depuis octobre, l’aide (nourriture, chauffage, produits d’hygiène), maintenue aux plus nécessiteux, a été supprimée à 30% des réfugiés. 1,9 milliard de dollars est nécessaire afin de couvrir l’action de l’Onu, d’associations et du gouvernement libanais à destination des réfugiés, mais aussi des communautés d’accueil libanaises défavorisées. Quelle somme réunira-t-on? Lors du dernier appel, seuls 51% des montants ont été collectés. Au total, selon la Banque mondiale, la facture de la guerre en Syrie s’élèvera à 7,5 milliards de dollars fin 2014. Autre problème pour le futur, l’installation de baraquements en dur qui répondent à l’urgence, mais les pousseront peut-être à s’installer définitivement.
Julien Abi Ramia
L’économie en berne
Comme assommé, par les affres politiques du pays, le citoyen aura eu cette année l’occasion de voir émerger un tissu social qui semble avoir été abandonné par les autorités du pays. Sous les banderoles et au micro, la star de l’année s’appelle Hanna Gharib, affable professeur de chimie et syndicaliste tribunicien qui a mené la fronde contre le gouvernement et fini par lui faire approuver la grille des salaires pour la fonction publique. Dans un autre genre, les salariés de l’Electricité du Liban (EDL) ont, eux aussi, joué la carte de la grève. Autre phénomène économique de l’année, la situation sécuritaire exécrable du pays qui a littéralement fait fuir les touristes du Golfe, si importants pour son secteur et pour l’économie réelle.
Dans cette atmosphère morose, l’émergence du dossier pétro-gazier et la manne qu’il représente donnent une lueur d’espoir. Les études effectuées sur 70% de sa zone économique exclusive (ZEE) montrent qu’il y aurait 25 trillions de pieds cubes de gaz naturel au large des côtes du sud du Liban, 15 trillions de pieds cubes au large des côtes du Nord et entre 440 et 675 millions de barils de pétrole. La loi sur l’exploitation des ressources offshore a été adoptée, la majorité des décrets votés, l’Autorité de régulation du dossier pétrolier est créée et les appels d’offres se sont poursuivis tant bien que mal, mais la démission du gouvernement a sévèrement freiné le processus.