Le soir de Noël, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan annonce un vaste remaniement ministériel, après la démission de trois ministres éclaboussés par un scandale de corruption. Une remise en cause de l’assise d’Erdogan et de son parti jamais vue depuis leur accession au pouvoir, il y a douze ans.
Le jour de Noël n’a pas été de tout repos pour les tabloïds turcs, qui ont couvert le déroulement d’une crise jamais vue depuis que Recep Tayyip Erdogan est au pouvoir. Dans la soirée, le Premier ministre a annoncé un vaste remaniement ministériel, après la démission, le même jour, de trois ministres mis en cause dans un retentissant scandale politico-financier.
Dix des vingt ministres de l’ancien gouvernement ont été remplacés. Le remplacement de trois ministres candidats aux élections municipales de 2014 était déjà prévu avant que le scandale éclate. Les sept autres ministres, parmi lesquels celui des Affaires européennes, Egemen Bagis, ont été contraints de quitter le gouvernement, leurs noms ayant été salis par l’affaire qui secoue le sommet de l’Etat turc depuis la mi-décembre.
Les rebondissements ont commencé lorsque trois ministres-clés ont annoncé leur départ. Les ministres de l’Economie, Zafer Caglayan, et de l’Intérieur, Muammar Güler, concentraient sur eux toutes les critiques, après l’incarcération quatre jours plus tôt de leurs fils, inculpés pour corruption, fraude et blanchiment d’argent liés à des ventes illégales d’or à l’Iran, sous embargo.
Corruption banalisée
Un peu plus tard, Erdogan Bayraktar, le ministre de l’Environnement, a, à son tour, annoncé sa démission, pressant le Premier ministre de faire de même, un appel sans précédent dans la vie politique turque. Son fils avait lui aussi été interpellé dans le cadre d’un autre volet de l’affaire lié à des marchés publics immobiliers, puis relâché ces derniers jours.
Ces interpellations et démissions s’inscrivent dans le cadre d’une vaste enquête de corruption, qui éclabousse l’entourage du Premier ministre.
Un vaste coup de filet a été lancé par les instances policières et judiciaires, mettant en garde à vue cinquante-six personnes soupçonnées d’être reliées à des actions frauduleuses au sein de l’Etat.
La diversité des personnes interpellées témoigne de l’ampleur de la corruption et de ses nombreux volets.
Outre les trois fils de ministres, figurent également le maire (AKP, le parti au pouvoir) du quartier central de Fatih à Istanbul, Mustafa Demir, le cousin d’un responsable du bureau national de l’AKP, des bureaucrates de premier plan, mais aussi des hommes d’affaires.
Le directeur général de la banque turque Halk Bankasi figure parmi les personnalités inculpées pour corruption active, fraude, trafic illicite d’or et malversations, précisent les chaînes d’informations NTV et CNN-Turk. L’homme d’affaires d’Azerbaïdjan, Reza Zarrab, considéré comme le cerveau de l’opération, a également été mis sous les verrous.
Au centre des investigations menées par la justice, se trouve aussi l’Administration de développement de l’habitat collectif (Toki), qui a engrangé au cours de la dernière décennie des bénéfices colossaux en revendant à des promoteurs immobiliers triés sur le volet des terrains publics, mais aussi en réalisant ses propres projets de logements collectifs. Cette entreprise parapublique est au cœur de la politique de transformation urbaine initiée par Erdogan à Istanbul et tant décriée au printemps au moment des manifestations de la place Taksim, indique Guillaume Perrier, correspondant à Istanbul pour le journal Le Monde.
Des procureurs turcs ont par ailleurs ouvert une enquête sur des suspicions de fraude dans des appels d’offres passés par la direction publique des chemins de fer. Le journal d’opposition Cumhuriyet a affirmé que d’importantes malversations avaient entaché plusieurs contrats signés par cet organisme, dont les cadres ont été nommés par l’AKP.
Ces multiples scandales, accompagnés de grands changements au sein du gouvernement, ont provoqué d’importantes manifestations à Istanbul, ainsi que dans les villes d’Ankara et d’Izmit notamment.
Réactions sèches
Rassemblés à l’appel d’une dizaine de partis et d’organisations proches de l’opposition, les manifestants ont ravivé le feu des contestations de juin dernier, reprenant les slogans que le gouvernement avait étouffés depuis: «La corruption est partout! La résistance est partout!».
«C’est le plus gros scandale de l’histoire de la Turquie. Le Premier ministre doit démissionner», a déclaré le député Engin Altay, membre du CHP (Parti républicain du peuple).
Poussé dans ses retranchements comme jamais, le Premier ministre a, comme à son habitude, réagi sèchement, discréditant toute accusation et contestation à son égard. Erdogan a accusé un complot venu de Turquie et de l’étranger destiné à faire tomber son gouvernement. «Tout ceci est un sale complot contre la volonté nationale». «Nous allons mettre un terme à ce vilain jeu, de la même façon que nous avons mis un terme [aux manifestations de] Gezi», qui ont secoué le pays en juin, a-t-il menacé.
Erdogan n’a pas nommément cité les responsables de cette «conspiration». Mais tous les observateurs ont reconnu dans ses propos une mise en cause à la puissante confrérie du prédicateur musulman Fethullah Gülen, très influente dans la police et la magistrature.
«Nous ne tolérerons jamais des institutions parallèles à l’Etat», a-t-il martelé, en promettant d’en finir avec les «bandes qui ne pensent qu’à leurs propres intérêts, sous le couvert de la religion», a déclaré le Premier ministre turc.
Secte musulmane, lobby socioreligieux, cette organisation revendique plusieurs millions de sympathisants dans le monde. Elle est incarnée par son fondateur, Fethullah Gülen, un penseur mystique exilé aux Etats-Unis en 1999 afin d’échapper aux poursuites de la justice turque pour activités anti-laïques.
Agé de 73 ans, cet imam est à la tête d’un puissant réseau d’écoles qui diffusent la culture turque à travers le monde, soutenu par des chaînes de télévision et le quotidien le plus vendu de Turquie, Zaman. Libéral, Fethullah Gülen prône à la fois la foi islamique et l’esprit du capitalisme.
Comme le relève le chercheur Bayram Balci, «l’AKP et le mouvement Gülen possèdent la même base sociale, les classes moyennes anatoliennes, moralement conservatrices, mais économiquement libérales et favorables à la mondialisation». Leur alliance depuis dix ans repose sur une opposition commune à l’armée turque et à l’appareil bureaucratique tenu par l’intelligentsia kémaliste. La réélection en 2011 d’Erdogan à la tête du gouvernement a notamment bénéficié du soutien décisif de ce puissant lobby.
Cependant, les relations se sont distendues il y a près d’un mois, lorsque le gouvernement a décidé la fermeture de nombreuses écoles privées, appartenant à la confrérie Gülen. Cette décision a pu être perçue par Fethullah Gülen comme une volonté du gouvernement de limiter l’influence du mouvement, considérant qu’à la sortie de ces écoles, beaucoup intègrent des positions-clés au sein de l’administration turque.
La révélation soudaine d’affaires de corruption des proches collaborateurs d’Erdogan, ainsi que le vaste coup de filet effectué par la police, peuvent et doivent être compris à l’aune de ce conflit entre l’AKP et Gülen. La Turquie n’est en effet pas le seul pays où une partie de son administration et de son gouvernement est corrompue. Les événements récents et les jugements à venir semblent donc être une manœuvre de Gülen qui agit en représailles à la fermeture de ses écoles, et en vue des prochaines élections.
De même, la dure répression exercée par Erdogan le lendemain des arrestations en masse, semble s’inscrire dans la logique de ce conflit. Le Premier ministre a limogé cinquante officiers, dont le préfet de police d’Istanbul, ainsi que deux journalistes considérés trop critiques.
Erdogan est donc plus que jamais affaibli par cet épisode hivernal, mais il n’est pourtant pas question pour lui de baisser les bras et d’abandonner le pouvoir. Ces limogeages en réaction aux enquêtes, arrestations et délations, montrent bien qu’il entend bien se battre jusqu’au bout, dans l’espoir de remporter les prochaines élections municipales, en mars, et présidentielles, en juin.
Le calendrier électoral turc est en effet bien rempli pour l’année 2014 où se dérouleront les élections municipales et présidentielles, et législatives en 2015. Erdogan devra abandonner son siège de Premier ministre, qu’il détient depuis presque douze ans, pour briguer le siège présidentiel, élu pour la première fois au suffrage universel direct.
Les événements récents ont pourtant fragilisé Erdogan et son parti, et les révélations des enquêtes en cours risquent de l’affaiblir encore plus. Le combat entre l’AKP et Gülen s’annonce impitoyable. Les experts estiment que du fait de l’assise certaine de ces deux entités dans la société, l’administration et la politique turques, une confrontation directe entre ces deux géants conduirait à une destruction mutuelle, où aucune partie ne sortirait vainqueur.
Cette hypothétique confrontation peut constituer un trou d’air où l’opposition pourrait s’engouffrer si elle n’était pas si faible et si variée. Il n’en demeure pas moins que ces événements affaiblissent le pouvoir en place et créent des opportunités de changement et de ralliement pour qu’un troisième acteur tire son épingle du jeu, et en récolte les fruits aux prochaines élections. Affaire à suivre donc…
Elie-Louis Tourny
Message vidéo de Gülen
A la suite des accusations de Recep Tayyip Erdogan, Fethullah Gülen a réagi sur son site Internet en mettant en garde le Premier ministre d’agir à l’encontre des investigations en cours. Il a également démenti toute
implication dans ce prétendu complot. Il accuse «ceux qui ne voient pas le voleur, mais s’en prennent à celui qui essaie de
l’attraper», «que Dieu incendie leurs
maisons, ruine leurs foyers et détruise leur unité», a-t-il menacé. C’est la première fois qu’il intervient dans un message vidéo.