Magazine Le Mensuel

Nº 2930 du vendredi 3 janvier 2014

general

Tahsin Khayat. La discrétion des coulisses

Propriétaire d’une maison d’édition, de distribution et de la chaîne de télévision al-Jadeed, il n’est jamais au-devant de la scène. Aux feux des projecteurs, il préfère la discrétion des coulisses. Allure dynamique, regard pétillant de malice sous des sourcils en broussaille, Tahsin Khayat est un homme direct qui n’hésite pas à nommer les choses par leurs noms.
 

Originaire de Saïda, il appartient à une famille de propriétaires terriens. Son père, Salah Khayat, était juge, aimé des gens et connu pour son intégrité et son sens de la justice. «C’était un homme calme et réfléchi, dit Tahsin Khayat. Ma mère, quant à elle, était dotée d’une forte personnalité et très courageuse. C’est elle qui nous a élevés et appris la générosité et l’amour de l’autre». De tout temps, la famille était concernée par la chose publique et cet intérêt s’est transmis de père en fils. «Mon père était dans la résistance contre les Ottomans et les Français. Un journal avait même parlé de lui, lorsqu’encore juge débutant, il avait tenu tête aux Français, en annulant des élections falsifiées». La famille, formée de quatre garçons et deux filles, représente une lourde charge financière pour le magistrat, qui doit vendre les terrains hérités de ses parents pour financer leurs études. Tous diplômés de l’Université américaine de Beyrouth (AUB).
Dans cette ambiance, les enfants ont développé des qualités de leaders à l’université parmi les étudiants. «Ma mère nous appuyait continuellement et mon père nous conseillait avec sa sagesse coutumière». Tahsin Khayat se souvient parfaitement d’une époque où Saïda ne connaissait aucun confessionnalisme. «J’ai toujours vécu dans un climat d’ouverture, mon père était sunnite et ma mère chiite. Je n’ai jamais demandé à quiconque son appartenance religieuse. Après avoir été ensemble à l’école pendant douze ans, j’ai appris par hasard que l’un de mes amis était chrétien. C’est avec Rafic Hariri que l’esprit sunnite s’est exacerbé à Saïda», dit-il.

 

L’édition et la distribution
Au départ, ses parents souhaitaient qu’il fasse des études de médecine. «Mais je n’y ai pas été admis à cause de mes activités politiques. Je participais à toutes les manifestations et aux grèves. J’ai dû alors faire un master en biologie». Il continue à étudier et enseigne parallèlement durant une année à l’AUB, jusqu’au jour où il fut contacté par Paul Khayat, qui travaillait dans l’édition de livres sur le patrimoine islamique. «Il m’a convaincu de travailler avec lui dans la vente d’encyclopédies et d’ouvrages traitant de l’islam. A l’époque, je touchais 1 000 livres libanaises par mois à l’AUB alors que j’ai réussi à réaliser 25 000 en vendant des encyclopédies. J’ai alors quitté l’AUB pour travailler avec Paul Khayat», se souvient Tahsin Khayat. Au bout d’un certain temps, il le quitte et travaille seul dans l’édition et la distribution, qui ont, tôt fait, de devenir sa principale occupation. Il signe des contrats avec des maisons d’édition britanniques, américaines et avec plusieurs Etats. Ses livres sont vendus dans le monde entier. «Nous réalisons des livres éducatifs en anglais, français et arabe. Nous développons également les programmes éducatifs. Ceci est notre principale activité», explique Tahsin Khayat. Les affaires qui ont du succès attirent, dit-il avec philosophie. Peu à peu, toutes les portes s’ouvrent devant lui. A titre d’exemple, les livres de sa maison d’édition sont utilisés dans plus de 220 universités en Grande-Bretagne.

 

De l’édition à l’audiovisuel
Farouche défenseur de la liberté, Tahsin Khayat déclare être contre toute forme d’oppression ou de corruption. «Depuis que j’étais étudiant, je suis pour la liberté. Je crois aux principes que nous avons acquis dans les écoles américaines. Je suis contre Israël et avec le peuple palestinien. Je prends position contre n’importe quelle action qui va à l’encontre de la liberté des individus ou des peuples». Se lancer dans l’audiovisuel devient alors tout à fait normal pour lui après avoir fondé un empire dans l’édition et la distribution. En 1992, la chaîne NTV, devenue al-Jadeed, appartenait au Parti communiste libanais. Saadallah Mazraani, haut responsable du parti et son voisin de palier à Ramlet el-Baïda, lui propose de racheter la chaîne. «Il est venu me voir, raconte-t-il, pour me dire qu’après la perestroïka, ils n’avaient plus l’argent nécessaire pour continuer. C’est Georges Haoui qui s’est occupé des tractations et s’est dit confiant que la chaîne m’appartenant, ils seront tranquilles». Pour lui, la véritable indépendance ne peut se réaliser qu’à travers l’indépendance financière. «Nous avons été attaqués par tout le monde, les sunnites, les chiites, les chrétiens et les druzes. Nous étions les seuls à nous dresser contre le régime syrien et le fameux système sécuritaire libano-syrien qui avait produit des demi-dieux tels que Jamil el-Sayyed et Rafic Hariri qui était, lui-même, le parrain de ce système. Hariri a exercé toute forme de répression et de corruption possible et imaginable. Ils ont éliminé le concept de l’Etat et dressé les Libanais les uns contre les autres pour garder une mainmise. A l’époque, j’étais le seul à faire face et à lutter contre cette situation». Pourtant, sur le plan personnel, Tahsin Khayat dit n’avoir aucun différend avec les responsables. «Ils sont tous mes amis. C’est moi qui avais emmené dans ma voiture Rafic Hariri et l’avais introduit au mouvement nationaliste arabe. Fouad Siniora est mon voisin et ami d’enfance. Je n’ai de contentieux avec personne. Mais eux savent parfaitement qu’ils mentent et qu’ils trichent». En parlant de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, il ne mâche pas ses mots, tout en spécifiant qu’il n’est ni pour ni contre lui. «C’est quelqu’un qui est venu dans le cadre d’un projet très dangereux, qui était celui d’appauvrir et d’islamiser le pays pour que celui-ci reste prisonnier de l’argent saoudien».
Tahsin Khayat a des relations dans le monde entier. «Je les ai construites au fil des ans sur le plan professionnel et social alors que je vendais des livres». Des ambitions politiques, il n’en a aucune et il l’exprime avec beaucoup de clarté. «On m’a demandé à plusieurs reprises d’être ministre ou Premier ministre, mais j’ai toujours refusé catégoriquement. Je n’ai aucune volonté de faire de la politique. Je veux rester libre. Si je deviens ministre ou Premier ministre, je ne pourrai pas conserver mon indépendance et ma liberté». Sa passion de la liberté, il l’a transmise à tous ceux qui travaillent dans 
al-Jadeed. «Chaque employé de la chaîne exerce sa liberté sans aucune limite. Nous avons été les premiers à interviewer le général Michel Aoun alors qu’il était boycotté par toutes les autres chaînes», dit-il.
Toujours en quête d’innovation, son principal souci c’est la publication. «J’ai été interdit de séjour en Egypte pendant cinq ans car je publiais les ouvrages de Mohammad Hassanein Haykal». C’est en homme libre qu’il traite avec les pays qui achètent ses livres. «J’ai besoin de tous ces pays pour leur vendre mes livres et eux ont besoin de ceux-ci. Ils achètent mes ouvrages car je crée l’innovation et ils en ont besoin pour se développer. Je suis en bons termes avec tous les Etats, mais je n’ai pas besoin de m’incliner devant qui que ce soit. Il n’y a rien de plus précieux que la liberté», souligne Khayat.
Malgré ses multiples occupations et ses fréquents voyages, Tahsin Khayat est très proche de sa famille. Marié à Samar Samih Osseiran, ils ont cinq enfants, quatre filles et un garçon: Bouchra, vice-présidente 
d’al-Jadeed, Karim qui le remplacera bientôt à la tête du Groupe Tahsin Khayat, Karma, directrice adjointe des informations à la télévision, Nadia, directrice de la maison d’édition, et Ghida qui étudie l’architecture. Grand sportif, Khayat fait du tennis tous les matins, dans sa villa à Doha-Aramoun au Liban ou dans sa villa à Cannes.
Son souhait le plus cher c’est de voir le Liban redevenir un pays développé, à l’instar des pays occidentaux. «Je ne veux rien de personnel et je n’ai aucun intérêt. Je n’ai jamais vendu un seul livre à l’Etat libanais. J’ai des maisons à Londres et à Cannes et j’ai de la peine de voir le Liban dépassé par tous les autres pays. J’ai commencé ma carrière il y a quarante-cinq ans à Dubaï, et ça me fait mal de voir à quel point cet émirat s’est développé et Beyrouth ne fait que reculer! Les gouvernants ne veulent pas d’un Etat et ils volent le pays. Ce sont les mêmes qui ont fait la guerre et ce sont les mêmes qui font la paix, alors qu’ils sont tous corrompus. Je voudrais que le peuple palestinien triomphe et que le Liban retrouve sa place d’antan». Un cri du cœur qui se passe de tout commentaire.

Joëlle Seif
Photos Milad Ayoub-DR

La Palestine dans le cœur
 Grand défenseur de la cause palestinienne, Tahsin Khayat n’hésite pas à publier le livre de Paul Findley, They dare to speak out, premier livre aux Etats-Unis contre le lobby juif et qui examine méticuleusement l’influence d’Israël sur le gouvernement américain en se basant sur son expérience en tant que congressman américain, représentant l’Etat de l’Illinois. 
Findley y dévoile, documents à l’appui, le contrôle exercé par le lobby juif sur la politique étrangère américaine et l’élection 
présidentielle.

La parenthèse Karamé
Lorsque Omar Karamé fut désigné Premier ministre, il demanda l’aide de Tahsin Khayat lui proposant d’être son représentant 
personnel. «Je lui ai dit que j’étais dans 
l’opposition et qu’on ne sera pas indulgent avec lui. Nous ne l’avons pas été avant lui et nous ne le serons pas avec lui. Il a quand même insisté pour que je sois son 
représentant. Un soir, il m’appelle me disant: ‘‘Vous m’agressez trop’’. Je lui ai répondu qu’il gaffait trop. Ce soir-là, j’ai signé ma 
démission et renoncé à cette mission».

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