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Paul Khalifeh

La conférence de Babel

Les discours du ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Moallem, et du chef de la Coalition nationale syrienne (CNS), Ahmad el-Jarba, lors de l’ouverture de la conférence de paix sur la Syrie, à Montreux, illustrent la montagne de haine et de méfiance qui sépare les belligérants. Diplomate chevronné, le chef de la délégation gouvernementale a exploité à fond l’exceptionnelle visibilité internationale qui lui était offerte pour exposer les positions de son régime, après trois années d’ostracisme. Dans un discours offensif et agressif, il a fustigé les pays qui soutiennent la rébellion, critiqué les voisins de la Syrie, remercié la Russie et nié les atrocités attribuées aux troupes régulières, renvoyant toutes les accusations à ses ennemis. Ahmad el-Jarba, propulsé sur le devant de la scène, il y a quelques mois seulement, n’a pas fait le poids devant un Moallem expérimenté, qui a su créer l’incident phare de cette rencontre, en ignorant les sonneries de Ban ki-Moon lui demandant de conclure son intervention et en insistant à terminer son discours. Au lieu des 10 minutes réglementaires, il a parlé 34 minutes. Toutefois, Ahmad el-Jarba avait derrière lui l’Arabie saoudite, les Etats-Unis et une bonne vingtaine de pays.
Cette séance d’ouverture était plus une passe d’armes qu’un moment de dialogue. Les protagonistes ont affiché leurs profonds désaccords sur l’objectif de la conférence et sur le sort du président Bachar el-Assad. Pour la délégation du régime, Genève II doit être consacré aux moyens de «lutter contre le terrorisme». L’avenir du chef de l’Etat syrien ne peut être décidé que par les Syriens eux-mêmes. En revanche, pour les opposants, la conférence doit aboutir à la mise en place d’un pouvoir transitoire, au sein duquel Assad n’aura aucun rôle.
Les jeux sont-ils faits pour autant? Rien n’est moins sûr. Car les discours ne sont pas les négociations. Celles-ci doivent commencer ce vendredi et s’étaler sur une semaine, avant qu’un nouveau rendez-vous ne soit fixé. Cependant, les milieux de Lakhdar Brahimi, cités par les journalistes présents sur place et par la presse internationale, ne cachent pas le «pessimisme» de l’émissaire international pour la Syrie. Le diplomate onusien «n’a pas imaginé de mécanismes pour le début des pourparlers et manque cruellement d’idées».
Genève II est-il donc menacé d’échec? Probablement pas. Car les chefs des diplomaties américaine et russe laisseront sur place d’importantes délégations conduites par leurs plus proches adjoints pour aplanir les obstacles et surmonter les écueils. L’organisation de cette conférence montre que les deux grandes puissances ont convenu de la primauté de la solution politique à la crise syrienne, et elles ne permettront pas que leurs efforts soient sapés par l’entêtement d’une délégation ou l’intransigeance d’une autre. Mais la négociation est un long processus, semé d’embûches et d’imprévus. Lors des pourparlers de paix au Viêtnam, il a fallu un an pour que les belligérants s’entendent sur la forme de la table et la disposition des délégations. Il est déjà heureux que ce problème ne se soit pas posé à Montreux.
Les négociations seront donc «longues et difficiles», comme l’ont fait remarquer Sergueï Lavrov et John Kerry. Leur issue n’est pas connue d’avance car elle est tributaire d’une multitude de facteurs et de paramètres qui vont de la nature des arrangements globaux – et secrets – conclus entre l’Amérique et la Russie, à l’évolution des relations entre l’Iran et l’Occident, de la confrontation entre Téhéran et Riyad, aux développements militaires sur le terrain syrien.
Peut-être que les semaines à venir seront mises à contribution pour briser l’épais mur d’incompréhension entre les protagonistes syriens. Cela se fera à travers des initiatives humanitaires (levée de blocus, acheminement de vivres et d’aides aux zones de combat), des échanges de prisonniers et des cessez-le-feu localisés. Mais ailleurs, la guerre se poursuivra avec autant de violence, et la cacophonie aussi… en attendant le «big deal», qui pourrait n’intervenir que dans des années. Ou jamais!
A l’échelle d’un homme, des années c’est beaucoup. A celle de l’humanité, ce n’est rien.

Paul Khalifeh

 

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