Après la revendication par le Front al-Nosra des récents attentats visant plusieurs bastions du Hezbollah, c’est au tour de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) de s’implanter au Liban, imposant ainsi un dangereux précédent.
Un homme se présentant sous le nom d’Abou Sayaf el-Ansari de Tripoli a annoncé, samedi dernier, dans une vidéo diffusée sur YouTube, qu’il faisait allégeance à Abou Bakr el-Baghdadi, l’émir de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL ou Daech), un groupe lié à al-Qaïda. L’homme, qui dispose d’une page Facebook, serait originaire de la région d’Armanaz au Liban-Nord. «Nous ne connaissons pas Abou Sayaf, personne n’a entendu parler de lui ou d’Armanaz», assure cependant une source salafiste s’exprimant sous couvert d’anonymat.
«Nous avons décidé d’aider nos frères sunnites en Irak et à Damas dans leur guerre, depuis Tripoli, au Liban», lance Abou Sayaf el-Ansari dans l’enregistrement. L’homme demande également à l’Association des ulémas musulmans de soutenir son groupe. «Ne nous poignardez pas» et «guidez-nous dans le cas où nous commettrions une faute», dit-il. «Nous avons décidé de venir en aide aux opprimés… et de nous joindre à la bannière de l’islam en proposant à l’EIIL de créer des cellules pour poursuivre le jihad qui terrorise les Etats-Unis et le parti du diable». Dans l’enregistrement, Abou Sayaf el-Ansari qualifie l’Armée libanaise de celle des croisés, soutenue par le Hezbollah. Typiquement, ce genre de serment d’allégeance est accompagné d’une tazkiya, une recommandation de la part de plusieurs membres de l’organisation portant sur les qualités militaires et la vocation religieuse du combattant. Elle devrait être suivie par l’acceptation du chef de l’EIIL qui, selon Abou Sayaf, ne devrait pas tarder à se concrétiser par une déclaration du porte-parole officiel de l’Etat islamique au Liban, Abou Omar el-Mohajer.
L’EIIL avait revendiqué l’attentat à la voiture piégée de Haret Hreik en janvier dernier. Selon une source au sein du Fateh, «le camp de Aïn el-Heloué comprendrait moins d’une dizaine de radicaux affiliés à l’EIIL, la majorité des islamistes s’étant alliée au Front al-Nosra». Près de 170 Palestiniens, membres de Fateh al-islam, Jound al-Cham et des Brigades Abdallah Azzam, ainsi que d’anciens membres de Osbat al-ansar et Haraka Islamiya Moujahida, feraient partie de six groupuscules affiliés principalement au Front al-Nosra. «Plusieurs dizaines de jihadistes auraient été endoctrinés pour commettre des attentats suicide», signale la même source palestinienne. Le Front al-Nosra, devenu plus actif que d’autres groupes au Liban, a annoncé la semaine passée sur son compte Twitter que «le parti de l’Iran (en référence au Hezbollah), ses sièges et ses bases militaires et de sécurité sont une cible légitime pour nous, où qu’ils soient». La mouvance syrienne est considérée comme une organisation radicale par le gouvernement américain.
Alors que des sources salafistes estiment que près de trois cents Libanais et soixante Palestiniens auraient participé au jihad en Syrie, une source du ministère libanais de l’Intérieur estime ces chiffres supérieurs sans autre précision. De son côté, l’agence United Press International (UPI) avait publié des chiffres attribués au courant salafiste jordanien estimant le nombre de Libanais tués depuis 2011 lors de combats dans les rangs de Daech ou du Front al-Nosra contre l’armée syrienne à 828.
La présence d’al-Qaïda au Liban sous la forme de plusieurs «enseignes» s’était manifestée après l’explosion de Dahié, ayant impliqué un jeune homme de Wadi Khaled du nom de Qouteiba el-Satem. Qouteiba avait, selon son cousin Ahmad Imad, effectué plusieurs voyages en Syrie sans pour autant participer aux combats. Un de ses autres cousins se trouvant en Syrie serait également membre de l’EIIL. «Qouteiba aurait été toutefois chargé d’une opération de reconnaissance sans savoir que l’on allait faire exploser la voiture qu’il conduisait», explique une source militaire s’exprimant sous le couvert de l’anonymat.
En parallèle, l’Armée libanaise aurait procédé à l’arrestation du cheikh Omar Atrache, suspecté d’abriter des kamikazes et de stocker des explosifs. Le cheikh Atrache serait passé aux aveux, reconnaissant avoir assuré le transfert de voitures piégées et de ceintures explosives au Liban et d’avoir entraîné des kamikazes en vue de perpétrer des attentats dans la banlieue sud de Beyrouth. Mais à Ersal, l’activiste Abou Mohammad Ali Oueid estime que l’homme de religion a été arrêté en raison de son soutien à l’opposition syrienne. «Le cheikh Omar est un jeune homme très charismatique apprécié de toute la population de Ersal qui ne va pas facilement l’abandonner». Il semble que le cheikh Atrache fait partie du même groupe auquel appartenait le fugitif palestinien Ibrahim Abou Mouaylek, suspecté d’avoir été impliqué dans plusieurs opérations terroristes et abattu alors qu’il tentait de fuir un barrage de l’armée dans la Békaa, la semaine dernière.
La passivité des politiques
Dans ce contexte explosif, la passivité adoptée par les deux grands camps libanais, peinant toujours à former un gouvernement, reflète la plus grande insouciance. Les membres du 8 mars et du 14 mars se cantonnent aux formules habituelles. Le député du Hezbollah, Ali Fayad a, lui, décrit le danger takfiriste «comme une menace immédiate et dangereuse», alors que dans d’autres interventions, le député avait nié qu’il y ait un lien quelconque entre les attentats et l’implication du Parti de Dieu. Quant au Courant du futur, il préfère se retrancher dans ses positions traditionnelles, rejetant la responsabilité des attentats sur le régime syrien. Selon le député Mohammad Kabbara, le régime syrien et les gardiens de la révolution en Iran auraient «fabriqué et monté de toutes pièces la mascarade d’Abou Sayaf el-Ansari, en l’associant à l’organisation terroriste Daech, étroitement liée aux services de renseignement de Bachar el-Assad présents à Tripoli». Le but de ce «montage» serait de «nuire à l’image de la ville, en vue de saper sa sécurité et sa stabilité».
Ce flot d’accusations et de contre accusations auxquelles se sont habitués les Libanais depuis 2005 ne suffit plus toutefois à justifier les dérives sécuritaires que connaît le Liban. Le chaos qui prévaut constitue un terrain fertile pour les mouvances radicales, les dissensions entre les deux factions politiques contribuant à l’essor de l’EIIL et de Nosra au Pays du Cèdre.
Mona Alami
Réactions
Réagissant à la déclaration d’Abou Sayaf el-Ansari, l’ancien Premier ministre Saad Hariri a appelé «les Libanais en général et les sunnites en particulier» à ignorer «les appels douteux et suspects visant à entraîner le Liban dans une guerre condamnable». Dans un communiqué, le leader du Courant du futur a affirmé que «les Libanais, dont les sunnites, refusent de prendre part à toute guerre, au Liban ou dans la région, entre le Hezbollah et al-Qaïda. Ils refusent que les civils, quelle que soit leur région d’origine, deviennent les cibles de cette guerre folle», a-t-il ajouté. Il a surtout fait remarquer que «le lien est clair entre les forces extrémistes et les appels suspects qu’elles lancent, appels ne visant qu’à exporter le conflit syrien vers le Liban, au profit du régime» de Damas. «Dans ce sens, ces appels rejoignent les objectifs de la guerre du Hezbollah en Syrie pour défendre le régime Assad»,
a-t-il souligné. L’ambassadeur d’Arabie saoudite à Beyrouth, Ali Awad Assiri a, lui, critiqué hier
l’effacement de Dar el-Fatwa face aux extrémistes sunnites, en se demandant «où se trouvait Dar
el-Fatwa?», dans une entrevue à une radio privée, rapportée par l’Agence nationale d’information (Ani). «Tout ce que nous voyons comme extrémisme, tant dans le nord que dans le sud du Liban, n’est guère rassurant», a-t-il déclaré, estimant que l’annonce faite par Abou Sayaf el-Ansari, proclamant le Liban terre de jihad contre le Hezbollah, est «un développement très négatif».
Remous après l’arrestation d’Atrache
L’arrestation du cheikh Atrache a suscité de vives réactions au sein de la communauté sunnite, une délégation de cheikhs sunnites de la Békaa et de Ersal, ayant tenu à protester cette semaine devant le siège du ministère de la Défense. La délégation a demandé «la libération du cheikh Atrache et de tous ceux qui soutiennent la révolution syrienne» en dénonçant « les arrestations préméditées opérées par l’armée de plusieurs dignitaires musulmans, surtout ceux qui appuient
l’opposition de Syrie. Le communiqué du comité des ulémas a également dénoncé les pratiques de l’armée. «Nous pouvons
toujours contenir nos jeunes, mais si les choses prennent un tournant plus grave, les regrets ne serviront alors à rien», a déclaré le
communiqué. En effet, «les arrestations sont désormais assimilables à une liquidation
physique des dignitaires musulmans», selon l’auteur du texte, qui s’est demandé si «l’armée se comporte comme une institution, ou plutôt comme un gang».