L’Egypte aura un nouveau président de la République au mois d’avril 2014. Le candidat favori est le maréchal Abdel-Fattah el-Sissi, qui était ministre de la Défense et commandant en chef de l’armée. Ce militaire de 59 ans s’est imposé sur la scène politique depuis le 30 juin 2013, et bien d’Egyptiens voient en lui l’unique sauveur du pays.
Denise Ammoun, Le Caire
Depuis près de sept mois, l’Egypte vit des coups de théâtre et des affrontements sanglants, et n’a pas retrouvé la sécurité et le bien-être économique. Remettre le pays sur les rails, premier devoir du futur raïs, est une mission des plus difficiles. Voilà pourquoi, certains partis politiques et la majeure partie du peuple tournent leurs regards vers Abdel-Fattah el-Sissi, l’homme fort du Pays des pharaons depuis la fin du mois de juin 2013.
A l’époque, sur l’initiative du mouvement Tamarrod (Rébellion), des millions d’Egyptiens exigeaient la destitution du président islamiste Mohammad Morsi, et la tenue d’une élection présidentielle anticipée. Pour obtenir cette double exigence, Tamarrod s’était juré de réunir des millions de manifestants à la place Tahrir, épicentre de la révolution, le 30 juin 2013. Le résultat obtenu a dépassé son espérance. La manifestation comptait trente millions de personnes. En soirée, des hélicoptères ont survolé le lieu et lancé des drapeaux égyptiens, tandis que des feux d’artifice illuminaient le ciel. Dans une allégresse indescriptible, les manifestants criaient: «A bas Morsi, le général Sissi est avec nous».
La page des Ikhwan tournée
De fait, le commandant en chef de l’armée a donné trois jours au président Morsi pour répondre à la volonté du peuple. Morsi, sur les conseils de la confrérie, n’en a tenu aucun compte.
Au soir du 3 juillet, le délai écoulé, le général Abdel-Fattah el-Sissi est apparu sur toutes les chaînes de télévision du Caire. Entouré par le grand imam d’al-Azhar, le cheikh Ahmad el-Tayeb, et par le pape copte-orthodoxe Tawadros II, le général a donné lecture de la feuille de route élaborée par l’armée. Etaient également présents, Mohammad Baradeï, président du Front du salut national, des jeunes gens représentant Tamarrod et le mouvement du 6 avril…
La feuille de route destitue Mohammad Morsi, suspend la Constitution islamiste de décembre 2012 et trace les grandes lignes de l’avenir: nomination du président de la Haute Cour constitutionnelle en qualité de président p.i. de la République, formation d’un gouvernement provisoire, rédaction d’une nouvelle Constitution qui sera approuvée par référendum, élections législatives, puis élection présidentielle…
La place Tahrir retrouve des millions d’Egyptiens qui lancent des feux d’artifice, chantent et dansent. Une page est tournée, l’Egypte va renaître.
Au départ, les Frères musulmans ne sont pas exclus de cette marche vers l’avenir. Mais leur réaction sera d’une extrême violence. Ils dénoncent un putsch militaire, exigent le retour du président «démocratiquement élu» (Morsi est déjà placé en détention), et se retrouvent par milliers près de la mosquée de Rabia el-Adawiya, dans le voisinage de la Cité Nasr, et à al-Nahda (Guiza). Ils jurent de faire du sit-in jusqu’au rétablissement de Morsi, et plusieurs dirigeants les rejoignent. Mohammad Badie, le guide suprême, porte un nikab et monte dans une ambulance pour atteindre Adawiya. Il prononce des discours virulents, attaque le pape copte qui a collaboré avec l’armée, prêche la dissidence confessionnelle…
Le résultat ne se fait pas attendre: un prêtre est assassiné en Haute-Egypte et un chauffeur de taxi chrétien à Alexandrie, trois églises sont saccagées.
Il est inutile de s’étendre sur des événements connus de tous. Le 14 août, après avoir maintes fois demandé la fin du sit-in, les autorités optent pour la force. Les milliers de Frères sont chassés par les policiers et les soldats des deux lieux de rassemblement. Près de 700 Frères trouvent la mort, et plus de 150 policiers aussi. Le même jour, action parfaitement planifiée, soixante églises sont attaquées, incendiées ou détruites au Caire, à Alexandrie, en Haute et Moyenne-Egypte.
Les principaux dirigeants de la confrérie sont arrêtés pour «incitation au meurtre», et près d’un millier d’Ikhwan. A titre de revanche, des attentats sont perpétrés dans le Sinaï contre les commissariats de police. Un groupe terroriste, «Ansar Baït al Makdiss», fait son apparition. L’armée contre-attaque et les hélicoptères Apache poursuivent les terroristes dans leurs caches. Mais cette bataille n’est pas encore terminée. L’armée a affirmé qu’elle sera implacable.
Dans l’intervalle, depuis le mois de septembre, une assemblée constituante de cinquante membres, censés représenter les différentes composantes de la société, s’efforce de tracer le document fondamental de l’Egypte nouvelle. Présidée par Amr Moussa, ancien secrétaire général de la Ligue arabe, l’assemblée maintient l’article 2 des précédentes Constitutions, qui fait de la charia la source principale de la législation, mais supprime l’article 219 qui définissait les principes de la charia tels que vus par les islamistes. La nouvelle Constitution interdit les partis politiques à base religieuse, mais maintient les pouvoirs très larges de l’armée qui n’a pas à rendre compte de son budget, et nomme pratiquement le ministre de la Défense pendant les huit prochaines années.
En revanche, du point de vue des libertés individuelles, le texte va très loin. La liberté de croyance est posée comme un principe absolu; l’égalité entre l’homme et la femme est affirmée pour la première fois et, pour la première fois aussi, le document fait référence aux conventions internationales en matière de droit de l’homme.
53 millions d’Egyptiens auraient dû se prononcer sur cette Constitution au cours d’un référendum organisé les 14 et 15 janvier. Il y aura seulement 21 millions de participants, mais c’est déjà un excellent résultat parce que l’Egyptien n’a pas l’habitude de voter. De plus, le «Oui» pour le texte constitutionnel l’a emporté par 98%,1 des voix.
Cette réponse conforte le gouvernement transitoire, qui prouve ainsi qu’il ne détient pas le pouvoir à la suite d’un coup d’Etat militaire, mais bien pour répondre à la volonté de millions d’Egyptiens descendus dans la rue le 30 juin 2013.
Seconde conséquence, inattendue, ce résultat encourage le général Sissi à poser sa candidature à la présidence de la République. Il a toujours refusé de répondre aux partis politiques qui le pressaient d’être candidat. Soudain, le 11 janvier, à trois jours du référendum, il répond à cette question posée au cours d’un symposium qui réunit des centaines de haut gradés et des personnalités civiles: «Commençons par voir les résultats du référendum relatif à la nouvelle Constitution». Il ajoute peu après qu’il sera candidat à la présidence «s’il est mandaté par le peuple, et si l’armée lui donne son aval». Un tonnerre d’applaudissements éclate.
Le général, devenu entre-temps maréchal, peut aussi compter sur l’aval du peuple: son portrait est vendu dans les rues, accroché dans de nombreuses boutiques, et même dans certaines administrations.
Le 25 janvier, date du troisième anniversaire de la révolution de 2011, devait être aussi un test. Les autorités avaient pris le soin de lier la révolution du 30 juin 2013 à celle de 2011. Et l’on prévoyait des réjouissances. Mais les Frères musulmans, toujours puissants, avaient juré de perturber les festivités. La veille, quatre bombes ont éclaté au Caire, pour décourager les partisans du régime transitoire. La plus puissante a détruit partiellement le siège de la direction de la Sécurité du Caire, ainsi qu’une bonne partie des trésors du Musée islamique, voisin de ce bâtiment.
En dépit de ce signal, des dizaines de milliers de citoyens ont envahi la place Tahrir le 25 janvier. Ils ont dansé, chanté des hymnes patriotiques, applaudi l’orchestre de fortune et les cinq derviches tourneurs venus animer la cérémonie. Parallèlement, des centaines de partisans de Mohammad Morsi cherchaient à rejoindre la place pour les attaquer. Mais les forces de l’ordre les en ont empêchés à l’aide de gaz lacrymogène, et de tirs de balles réelles. A Alexandrie et à Suez, les affrontements ont éclaté entre pro-Morsi et partisans du pouvoir. Le bilan de la journée s’est élevé à 49 morts, des centaines de blessés, et près de mille arrestations.
Le 26 janvier, le président Adly Mansour s’est adressé à la nation. Il a annoncé que l’élection présidentielle allait précéder les législatives. «Les circonstances exceptionnelles que traverse le pays exigent une modification du calendrier électoral». La nouvelle Constitution lui donne le droit d’inverser l’ordre des élections prévu par la feuille de route. De plus, de nombreux partis politiques, celui du libéral al-Wafd comme celui du salafiste al-Nour, souhaitent avoir au plus vite un président de République. La situation exige la prise en main de l’Egypte par un homme fort. Et le choix du général Sissi semble s’imposer.
Le 27 janvier, le président Mansour a attribué le titre de mouchir (maréchal), la plus haute distinction de l’armée, au général Abdel-Fattah el-Sissi. Quelques heures plus tard, le Conseil suprême des forces armées a donné mandat à son chef pour se présenter à l’élection présidentielle.
Pour d’innombrables Egyptiens, les jeux sont faits. Le maréchal jouit d’une popularité exceptionnelle et son choix ne fait aucun doute. Il devra cependant démissionner, ou demander à prendre sa retraite, parce qu’un militaire ne peut pas briguer la présidence selon la Constitution. Une formalité qui ne modifiera pas le charisme ou le caractère du candidat.
Denise Ammoun
Les dates-clés
♦ 30 juin 2013: 30 millions d’Egyptiens
réclament la destitution de Mohammad Morsi.
♦ 3 juillet 2013: le général Sissi destitue le président islamiste Morsi.
♦ 14 août 2013: les deux sit-in islamistes sont balayés dans le sang.
♦ 1er décembre 2013: le projet de la nouvelle Constitution est terminé.
♦ 14 et 15 janvier 2014: le référendum accorde 98% de «Oui» à la Constitution.
♦ 26 janvier 2014: le président Adly Mansour décide que l’élection présidentielle
précédera les législatives.
♦ 27 janvier 2014: le général Sissi, nommé maréchal, sera candidat à la présidence.